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édition originale 16-03-2003
actualisée le 12-05-2008

La prise de conscience est-elle une souffrance ?...
01/11/2004

Le 1er Novembre 2004 : Line s'interroge sur ce beau sujet : La prise de conscience est-elle une souffrance ? Elle écrit : "Une prise de conscience peut faire souffrir. Exemple : pourquoi attendre de souffrir pour se rendre compte qu'il est important d'aimer ? Peut-être que la souffrance nous ouvre une porte dans notre conscience endormie par trop de facilités... Trop d'évidences qui n'en sont pas, de besoins inutiles et égoïstes qui nous ont fait perdre l'Essentiel de vue... La souffrance, c'est le révélateur, le mobilisateur, l'élément qui nous fait prendre conscience combien il est important de rester centré sur la seule chose qui vaille vraiment le coup. Ce n'est pas une justification de la "souffrance", mais je lui trouve juste une raison d'être... C'est quand on vit les choses, qu'on arrive à mieux les comprendre. Qu'en pensez-vous ?"


=> 03/11/04 : Bonjour Line. Votre sujet est beau. Et ce que vous avez déjà pensé est précieux. Votre approche, toutefois, est peut-être un peu trop étroitement "existentielle" : la question de la prise de conscience ne touche-t-elle en effet que le sentiment personnel que nous avons de notre existence ? Ainsi, on peut remarquer que les époques de grands changements dûs à d'importantes découvertes sont empreintes d'une sorte de tristesse, comme si la prise de conscience devait toujours donner à la découverte une tonalité sombre. Freud en a bien rendu compte dans Une difficulté de la psychanalyse (dans les Essais de psychanalyse appliquée, aux éditions Payot, pp. 137-147). Copernic, y écrit-il en substance, avait, dès la fin du XVe s., porté le premier coup : nous ne sommes pas au centre du système solaire mais perdus dans sa banlieue, sur une planète errante sans privilège physique. Première humiliation, d'ordre cosmologique : première prise de conscience de notre insignifiance ; premier choc, première souffrance. Puis (au XIXe s.) vint Darwin : l'homme n'est pas le centre de la création. Le singe est notre proche cousin. Deuxième humiliation, dans l'ordre biologique ; deuxième prise de conscience : nous sommes un peu plus détrônés encore. Enfin le coup de grâce : je ne suis pas maître dans ma propre demeure, car le moi conscient n'est qu'un satellite du "système" inconscient. Troisième prise de conscience majeure ; troisième humiliation, d'ordre psychologique cette fois. Toute vraie prise de conscience impliquerait ainsi une "blessure narcissique" (Freud). C'est aussi le sens de la "psychanalyse de la connaissance scientifique" entreprise par Bachelard : la science humilie l'homme, parce qu'elle lui fait prendre conscience de sa petitesse, de sa faiblesse, de sa dépendance et de ses illusions. Elle lui impose un repentir douloureux, - ce que Hegel déjà avait bien vu en parlant du "chemin du désespoir" impliqué par toute connaissance, pour autant que toute connaissance passe par une réflexion, c'est-à-dire par une prise de conscience : "la conscience naturelle" se prenant pour "le savoir réel" ne peut que déchoir sur le chemin de la vérité. Ce chemin, en effet, elle ne peut l'envisager que comme "le chemin du doute [ en allemand : Zweifel ], ou proprement du désespoir [ en allemand : Verzweiflung ].", écrit Hegel, qui, dans sa langue, joue ici habilement sur les mots (Introduction de sa Phénoménologie de l'Esprit, p. 69 dans l'édition française, chez Aubier).

Retenez que toute prise de conscience véritable implique ou impose un moment de crise, parce qu'elle nous confronte à une vérité pénible, parce qu'elle a d'abord le sens d'une désillusion. Prendre conscience, c'est toujours nier un passé d'illusion. "Penser, comme l'écrit encore Alain, c'est dire non". Mais l'idée était déjà chez Platon : le prisonnier extrait de sa caverne est soumis au supplice.

Pourtant, la même célèbre allégorie de Platon donne aussi à penser que ce n'est qu'un "mauvais moment à passer", que le jeu en vaut la chandelle, parce qu'il y a une belle issue : la vérité a un prix, que la conscience doit payer ; et la maison ne fait pas crédit. Mais nous sommes assurés d'être payés en retour. La liberté est au bout du chemin. Cela devrait vous inspirer, pour votre cheminement (= pour le plan de votre dissertation)...

Il faudrait voir aussi la conscience comme un dangereux privilège, au point qu'on puisse désirer ne plus penser... mais en même temps, comme dit Pascal, comme ce qui donne à l'homme toute sa dignité : "La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable." La conscience ajoute donc à la misère physique, puisqu'elle est elle-même misérable. Mais, justement, "toute notre dignité consiste [...] en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale." Le plus faible roseau de la nature, l'homme, "est un roseau pensant". Ce privilège, extraordinaire, vaut qu'on se donne la peine de le cultiver.

Vous devez donc voir cette souffrance, d'une façon ou d'une autre, comme un mal utile. Votre message indique que vous l'avez déjà compris : toute prise de conscience est prise de conscience de quelque chose, mais aussi, nécessairement, de soi-même. On ne peut penser sans se penser : ne faut-il pas reconnaître là le début du difficile chemin de la connaissance de soi ? Et si le philosophe a raison d'adopter la maxime "Connais-toi toi-même", n'est-ce pas le signe de la belle difficulté du philosopher (voyez par exemple Socrate) ? Inquiétons-nous, donc, ne rechignons pas. Souffrons même. Mais tout en sachant pertinemment que cette inquiétude ou cette souffrance est la condition de la pensée, son début, si vous préférez, et non sa fin. La frivolité, quant à elle, est manifestement sans inquiétude, sans souffrance. Mais justement, elle ne pense pas : voyez Kierkegaard et sa description critique du stade "esthétique", c'est-à-dire du rapport superficiel de l'homme au monde commandé par l'idée hédoniste. Pas de sortie de ce stade superficiel sans en passer par la conscience malheureuse (selon l'expression de Hegel), conscience dont le christianisme, quoi qu'on en pense, fut sans doute le sommet dans l'ordre moral, et religieux bien sûr. Pas de sagesse, donc, sans connaissance de soi, c'est-à-dire sans prise de conscience et sans la peine qui l'accompagne d'abord.

La question subsiste cependant des limites de la peine : car si à l'hédonisme frivole (consistant dans la recherche du plaisir et l'épanouissement du désir), doit succéder le mode de vie éthique (fondé sur un sentiment intense et passionné du devoir, des obligations inconditionnelles, sociales et religieuses), faut-il en déduire que le sage doive mener une vie pénible, hantée par le péché et par le jugement dernier ? Que penser en effet de la morale ascétique engendrée par la conscience malheureuse ? Kierkegaard (encore lui) pense que l'homme véritablement religieux s'est délivré du malheur de la conscience : la foi - comme l'indique l'étymologie - consiste en effet en une confiance, celle qui se traduit par la soumission à la volonté de Dieu, paradoxalement synonyme (toujours selon Kierkegaard) de liberté. Le stade "religieux", après l'esthétique et après l'éthique, serait ainsi le sommet de la conscience philosophique.

Mais Nietzsche, notamment, répondrait tout autre chose : qu'il faut savoir danser, et que la religion, qui n'est qu'une mortification de l'esprit comme du corps, reste à tout jamais prisonnière d'une pensée lourde qui n'est pas prête de se délivrer. Sa fameuse phrase, Dieu est mort, signifierait donc, en fait, que la conscience religieuse est encore une fausse conscience, ce dont il faudrait, là encore, douloureusement, prendre conscience... Car cette bonne nouvelle, comme dit Nietzsche, serait d'abord une nouvelle terrible : il n'y a aucun Dieu qui puisse "remplir" notre conscience de certitude. Le monde est cruel ; nous sommes seuls ; nous sommes nus. L'homme moderne, d'ailleurs, n'a-t-il pas renoncé à entendre la nouvelle, lui qui manifestement commet le grave contresens de croire que le déclin des religions (et des "idées", en général) est un signe qui invite à renoncer à toute pensée (en étant strictement "utilitariste", en croyant au "confort matériel", en s'adonnant à la "société des loisirs" et à tout ce qu'il y a de plus médiocre dans ce monde...) ? Comme vous dites si bien : regardons à l'Essentiel.

...Cette majuscule, que vous employez là, me fait espérer que vous ne vous reconnaissez pas dans ce portrait piteux du "dernier homme", comme l'appelle Nietzsche ;-))

Ces quelques notes sont-elles de nature à prolonger votre réflexion, qui a déjà bien commencé ? Vous devrez y mettre de l'ordre, bien sûr, et vous trouverez sûrement d'autres éléments, à partir de là. Mais vous allez y arriver. Bon courage pour la suite, et donnez des nouvelles. Avec mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

Référence du message : ID 047

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