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COURRIER


 

A priori ou inné ?...
15/03/2005

Le 15/03/05 cette interrogation d'Arnaud : "Bien le bonjour... Jeune étudiant en philosophie, approchant la Critique de la raison pure avec intérêt, une question n'arrête pas de me tarauder : les formes a priori que sont l'espace et le temps, si elles ne sont pas des préstructurations intellectuelles qui nous feraient retomber chez Descartes, ni issues de l'expérience, étant par définition a priori, d'où viennent elles ? J'ai l'impression de me retrouver devant une opposition courante : innées ou acquises ? Kant paraît réfuter les deux possibilités... mais enfin, y a-t-il une troisième possibilité ou n'ai je rien compris ??!!!"

=> 27/03/05 :

Bonjour Arnaud. Votre interrogation est bien compréhensible : on pourrait penser en effet que les "formes a priori de la sensibilité" (comme dit Kant) que sont l'espace et le temps sont, au fond, analogues aux "idées innées" de Descartes...

Toutefois, il ne s'agit pas d'idées, ou plus exactement de concepts au sens de représentations intellectuelles. L'empirisme (Hume), comme l'idéalisme classique, nous avait habitué à voir ces notions d'espace et de temps comme des connaissances : ainsi, puisque selon les empiristes l'esprit est originairement "une table rase", "une cire vierge", toutes nos connaissances proviendraient, directement ou non, de l'expérience. Par exemple : nous avons d'abord l'expérience sensible des choses (c'est une rencontre), mais tout aussitôt nous faisons l'expérience du mouvement de ces choses. Nous pouvons ainsi avoir "l'idée" de lieu : le mouvement, en effet, est changement de lieu. Enfin, par généralisation, nous concevons "l'idée" d'espace, entendu comme l'ensemble de tous les lieux. L'espace serait ainsi littéralement abstrait de l'expérience des choses extérieures. Même type de raisonnement pour le temps : nous tirons de l'expérience du changement "l'idée" de délai, et de là, en généralisant, nous forgeons "l'idée" de temps.

Vous connaissez certainement ce passage décisif de l'Esthétique Transcendantale dans lequel Kant conteste cette théorie de l'origine de l'espace et du temps : "la représentation de l'espace ne peut pas être tirée par l'expérience des rapports des phénomènes extérieurs, mais l'expérience extérieure n'est elle-même possible avant tout qu'au moyen de cette représentation." En d'autres termes, l'espace ne saurait être tiré de l'expérience, puisque l'expérience, même la toute première, suppose déjà l'espace. Je ne peux faire l'expérience de voir (ou de toucher) une chose qui ne soit pas située dans l'espace. Je ne peux même pas imaginer une chose extérieure hors de l'espace : l'espace est ainsi la condition a priori nécessaire de notre perception des choses extérieures. Mais il faut aussitôt remarquer que l'espace au sens où en parle Kant ici n'est pas l'espace-connaissance des empiristes : "l'espace n'est pas un concept discursif, ou, comme on dit, un concept universel de rapport des choses en général, mais une pure intuition" (même référence). Il me semble qu'il y a donc, en quelque sorte, "deux espaces" : l'espace condition a priori de l'intuition sensible, qui mériterait même, selon cette dernière citation, d'être appelé l'espace-intuition, et par ailleurs l'espace conceptuel , ou plutôt conceptualisé (par le géomètre, le physicien...) : c'est, semble-t-il, cet espace conceptualisé après coup qui est évoqué par l'empirisme. Mais Kant est formel (en l'occurrence c'est bien le cas de le dire !), le concept d'espace ne pouvait être dérivé a posteriori de l'expérience sans l'espace primitif qui conditionne l'expérience a priori. Or cet espace, bien sûr, ne peut être hors de nous, puisqu'alors il serait dérivé de l'expérience de l'extériorité : or, "il n'y a pas de déterminations, soit absolues, soit relatives, qui puissent être intuitionnées avant l'existence des choses auxquelles elles appartiennent et, par conséquent, a priori" (c'est moi qui souligne) ; il n'y a pas d'intuition intellectuelle. Donc "l'espace ne représente ni une propriété des choses en soi, ni ces choses dans leurs rapports entre elles" (texte ici). L'espace est par conséquent une condition a priori de notre perception du monde extérieur. En d'autres termes, cette condition appartient au sujet : "la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c'est-à-dire la condition subjective de la sensibilité sous laquelle seule nous est possible une intuition extérieure". Mais cette "subjectivité" (en fait : idéalité transcendantale) des cadres de la connaissance n'en fait pas une connaissance. Par suite, on voit bien que cet "idéalisme transcendantal", comme le nomme Kant lui-même, auquel conduisent ces réflexions, est très éloigné de la conception idéaliste classique d'un Descartes : d'après cette philosophie, en effet, nous sommes dépositaires d'idées innées. Mais il n'y a rien de tel chez Kant : l'espace n'est pas une idée, et il n'est pas inné : "chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l'expérience, c'est avec elle que toutes commencent." (Introduction de la CRP). Vous connaissez sûrement la phrase qui suit immédiatement : "Mais si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute de l'expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même : addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l'en séparer" (c'est moi qui souligne).

De cette façon aussi, Kant fait l'économie de l'invocation d'un Dieu à l'origine des idées innées et de la "lumière naturelle" (= la raison). Pensez par exemple à l'infini chez Descartes : seul un être infini a pu déposer cette idée en moi. Avec l'idéalisme transcendantal, Kant peut se dispenser de ce genre d'hypothèses.

Evidemment, l'idéalisme transcendantal n'éclaircit pas tous les mystères. Quelque part dans la CRP, Kant dit que l'art de la production des idées est caché dans les profondeurs de l'âme et constitue un secret qu'il sera malaisé d'arracher à la nature. Cela peut d'abord décevoir, mais en y réfléchissant mieux, c'est une position cohérente : si nous ne pouvons connaître que des phénomènes à l'extérieur (voir ce précédent courrier) - et non les choses en soi, il ne peut en aller autrement de la connaissance que nous pouvons avoir de nous-mêmes : la structure intime et ultime du moi est elle aussi "noumènale", c'est-à-dire inconnaissable. Nous ne pouvons donc pas dire précisément en quoi elle consiste.

Voilà. J'espère que ces quelques notes rapides vous auront un peu éclairé... et que je ne me suis pas trop trompé !

Tous mes encouragements pour vos études (les examens approchent, n'est-ce pas ?), et toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

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