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édition originale 16-03-2003
actualisée le 12-05-2008

La crise de l'humanité européenne & la philosophie (texte de Husserl)...
06/10/2007

De sophilia le 6/10/2007 : « Cher Monsieur, je viens déranger votre repos après avoir planché sur un petit extrait sympathique de Husserl : La crise de l'humanité européenne et la Philosophie, "la figure spirituelle de l'Europe"... Il me semble donc que pour Husserl, l'Europe est une entité spirituelle fondée sur la naissance de la philosophie apparue en Grèce au VIe siècle avant J.C. ... Et là, je coince... Pour Husserl, la philosophie grecque est purement théorique et issue d'un travail de plusieurs hommes. Elle a un intérêt vital universel contrairement aux "philosophies" non grecques... La philosophie grecque n'est apparue nulle part ailleurs, pourtant elle s'est diffusée à partir de la Grèce et mélangée avec la pensée arabe puisque de grands penseurs arabes comme AL FARABI ont commenté et répandu la connaissance d'Aristote parmi les Arabes (+ les grands centres de traductions à Damas, Bagdad ou Cordoue). Or, si l'Europe est une figure spirituelle, pourquoi les Etats arabes ne font-ils pas partie de l'Europe pour Husserl ? Il n'en est nullement question dans les écrits de Husserl (tout comme Paul Valéry). D'autre part, puisque la philosophie grecque s'est diffusée à travers de nombreux pays, pourquoi n'aurait-elle pas pu influencer les philosophies orientales ? Dans l'extrait que je vous ai cité ci-dessus, il semble qu'il y ait une certaine supériorité de la pensée européenne sur les autres... J'ai peut-être mal interprété le texte (sûrement) mais j'aurais bien aimé avoir votre avis sur cet aspect du texte, si bien sûr cela ne vous dérange pas, auquel cas je vous souhaite tout de même un très bon week-end ! »

=> 12/10/07 : Bonjour chère Sophilia. Vous avez raison, l'extrait est tout à fait « sympathique », et votre question est fort intéressante : on peut en effet s'interroger sur la spécificité de la pensée grecque, dont nous sommes, nous, occidentaux, les héritiers, mais qui, en réalité, a étendu depuis son empire sur le monde en totalité. Cette spécificité, vous l'avez bien compris, se cristallise, aux yeux de l'auteur de la conférence que vous étudiez (La crise de l'humanité européenne et la Philosophie, conférence donnée à Vienne en mai 1935, disponible en lecture au format PDF ici), autour de la naissance d'un discours d'un genre nouveau : la philosophie. Mais, dira-t-on, après tout, les anciens Grecs ne furent pas les seuls à penser ! Ainsi se pose le problème de la spécificité de la pensée grecque : quelle est l'originalité de l'apport de la philosophie grecque à la pensée humaine en général ? En quoi le « message » grec surpasse-t-il l'activité de pensée qui s'est déployée ailleurs qu'en Grèce – et, plus tard, dans d'autres contrées, notamment dans les pays arabes ?

Ce qui est sûr, c'est qu'aux yeux de Husserl, la pensée grecque a inauguré quelque chose de radicalement original, et vous avez raison de préciser que pour lui, « l'Europe est une entité spirituelle fondée sur la naissance de la philosophie apparue en Grèce au VIe siècle avant J.C. ». C'est que la philosophie grecque n'a pas d'antécédents. Vous évoquez d'ailleurs vous-même les « "philosophies" non grecques », avec des guillemets, comme s'il ne s'agissait pas — ou pas encore — de la philosophie au sens strict du terme. De même, ne vous "trahissez"-vous pas lorsque vous écrivez que la philosophie grecque s'est « mélangée avec la pensée arabe puisque de grands penseurs arabes comme AL FARABI ont commenté et répandu la connaissance d'Aristote parmi les Arabes » ? Dire qu'ils ont commenté et répandu Aristote, n'est-ce pas en effet reconnaître qu'ils se sont, à cette époque, pour ainsi dire hellènisés ? Enfin, chère Sophilia, ne vous "trahissez"-vous pas de nouveau lorsque vous vous demandez pourquoi la philosophie grecque « n'aurait-elle pas pu influencer les philosophies orientales » ? Là encore, effet – si tant est que ce soit avéré – cela ne revient-il pas à convenir que l'Orient est redevable à l'Occident, incarné par la philosophie grecque ? Mieux : comme le dit Husserl dans cette conférence, nous pouvons concevoir une européanisation, non une indianisation du monde. Pourquoi cela ?

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que :

  1. L'Europe dont parle Husserl n'est pas l'Europe géographique : ainsi, explique-t-il, les Tziganes, qui « vagabondent » incessamment à travers toute l'Europe, ne sont pas européens, tandis que, comme le souligne Husserl, « les dominions anglais, les Etats-Unis », par exemple, ont, incontestablement, partie liée avec l'aventure européenne. On pourra donc toujours dire que l'Europe spirituelle a géographiquement son lieu de naissance en Europe, en Grèce précisément, mais, pour autant, elle ne se laisse pas définir par des frontières.

    Et même, en y regardant de plus près, si nous admettions que l'Europe n'est qu'une affaire de « continent » — ne devant sa définition qu'à des considérations strictement géographiques — nous devrions avouer que les premiers philosophes grecs... n'étaient pas grecs ! L'Ionie, aux VIe et Ve siècles avant notre ère, berceau de la philosophie, de la science, de l'art hellénique (notamment de la sculpture), se trouve en effet en Asie mineure.

  2. Nous sommes donc « grecs », puisque nous sommes européens. Soit, mais qu'est-ce qui fait la spécificité du « moment » grec de l'aventure européenne. Réponse de Husserl : l'invention d'une nouvelle approche du monde et de l'homme, plus exactement, l'invention de la raison (logos), s'incarnant dans la philosophie, mais aussi, parallèlement ou conjointement, dans ce que nous appelons, depuis, la science mathématique .

    Le projet grec de faire de la philosophie le summum des oeuvres de l'esprit incarne en effet quelque chose de radicalement nouveau, et qui est sans équivalent : le loisir de penser, de façon totalement libre, la volonté de comprendre pour comprendre, et de n'user, à cette fin, que de raison.

  3. Or, la raison est, en tout homme, l'instrument qui permet l'accès à l'universel. Voilà en quoi, selon Husserl, l'Europe est, dès le moment grec, un projet spirituel à nul autre pareil, et non une zone géographique — ou géopolitique (ou pire : une simple zone de libre échange économique).

    Pensée questionnante, il est entendu que la raison devra s'examiner elle-même, s'ausculter / s'autocritiquer, mais toujours en vue d'établir l'universel (= "l'être en tant qu'être", le vrai, le juste...) par l'universel (le logos). Pas question, donc, pour nos penseurs grecs, d'élaborer une pensée limitée, qui ne s'adresserait qu'à leurs concitoyens : l'homme est citoyen du monde, et non pas athénien — ou chrétien ou musulman, et l'invention de la démonstration par les premiers mathématiciens, qui étaient grecs, eux aussi, en porte de même témoignage : « par la géométrie, je reconnais mon semblable » [ Alain ], ce qui veut dire que le logos universel doit rendre possible une "république des esprits", une pensée universelle en même temps qu'une pensée de l'universel. L'Europe de Husserl, dont le lieu de naissance est la Grèce, n'est donc rien d'autre que la tâche de l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire en tant que l'homme est esprit.

  4. Cette tâche est infinie, et implique l'entrée de « l'humanité européenne » dans l'histoire, entendue comme processus d'actualisation de l'esprit, horizon inatteignable que nous devons pourtant nous donner comme but à atteindre. Ainsi, le "principe" moteur de l'Europe est-il l'idéalité.

  5. La conférence de Husserl vise à dénoncer la dérive objectiviste qui, en naturalisant la raison et en oubliant sa signification profondément spirituelle, a engendré le scientisme le plus méprisable (= la ratio, ou raison calculante), l'impérialisme de la technique, la déraison économique, le désarroi moral et le totalitarisme politique, éloignant de plus en plus l'Europe de sa mission universaliste — celle que, justement, les anciens grecs avaient initiée.

    Aux yeux de Husserl, l'histoire du XXe siècle, et, probablement, celle du XXIe siècle, portent de part en part la marque de cette trahison de l'esprit qui soufflait en Grèce, et qui connut — et connaît encore, fort heureusement — de remarquables prolongements, en Europe et dans toute la tradition que l'Europe sut inspirer.

« L'homme moderne appartient à tous ceux qui vont tenter de le créer ensemble ; l'esprit ne connaît pas de nations mineures, il ne connaît que des nations fraternelles. La Grèce, comme la France, n'est jamais plus grande que lorsqu'elle l'est pour tous les hommes, et une Grèce secrète repose au coeur de tous les hommes d'Occident. Vieilles nations de l'esprit, il ne s'agit pas de nous réfugier dans notre passé, mais d'inventer l'avenir qu'il exige de nous. Au seuil de l'ère atomique, une fois de plus, l'homme a besoin d'être formé par l'esprit. [...] la culture ne s'hérite pas, elle se conquiert ».

André Malraux
Discours prononcé sur l'Acropole — Athènes le 28 Mai 1959

En espérant que ces quelques notes pourront vous "dépanner", je vous souhaite, à mon tour, un bon – et même un excellent week-end. Bon courage pour votre travail. Avec toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

Référence du message : ID 122

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