Chargement en cours . . . 

Courrier PHILIA

 Philia [accueil]...    imprimer ce document...   fermer cette fenêtre...

COURRIER


 

Peut-on désirer autre chose que d'être heureux ?...
24/12/2006

De Martine le 24/12/2006 : "Bonjour Philia. Je voudrais tout d'abord vous féliciter pour votre site. Depuis le début de l'année je m'y suis rendue à maintes reprises. Cette fois-ci j'ai une dissertation à faire sur le désir d'être heureux : "Peut-on désirer autre chose que d'être heureux ?". Pour l'instant voilà où j'en suis :
Le désir d'être heureux est un désir égocentrique (le bonheur, c'est pour moi). Il risque aussi de nous focaliser sur le sensitif. Le désir d'être heureux fait découler le bonheur du désir. D'autre part, si le désir d'être heureux devait suffire à l'existence, cela voudrait dire que tous ceux qui pour des raisons diverses et variées, extérieures et intérieures, n'ont pu être heureux, ont raté leur vie. On peut aussi avoir une conception de l'homme, de la vie, un désir qui concernent la nature de l'homme. Je ne suis plus seulement occupé par ce que je ressens, mais aussi par ce que je suis. C'est pourquoi on pourrait imaginer une fée assez perverse qui nous proposerait de choisir entre être heureux et complètement stupide, et être le plus sage, le plus lucide du monde et être malheureux. Dans ce cas-là, on ne choisit pas. On pourrait désirer les deux.
Si vous pouviez m'aider je vous en serais très reconnaissante. J'ai cette dissertation pour la rentrée. Je vous remercie d'avance pour m'avoir accordé de votre temps précieux.
"

=> 31/12/06 : Bonjour Martine. Vos pistes de réflexion paraissent fort intéressantes et c'est bien volontiers que je vous accorde un peu de mon temps précieux :

  • La question semble d'abord suggérer d'envisager une possibilité ("Peut-on... ?"). Toutefois, on ne peut guère — comme vous le suggérez vous-même — s'interroger aussi, et même surtout, sur la valeur de ce désir d'être heureux.

  • Vous aurez à envisager dès votre introduction une réponse négative : en effet, quelle que soit la façon dont on se le représente, le bonheur semble être le bien désiré par tous les hommes. Cet argument tout simple, proposé par Aristote, pourrait alors vous être utile : cet auteur écrit en effet (extrait ici) que "de toutes les choses du monde, [qu'] on ne les désire jamais que pour une autre chose, excepté toutefois le bonheur". En d'autres termes, le bonheur n'est pas une fin quelconque, une fin "parmi d'autres", puisqu'il est désiré pour lui-même : par exemple, si je désire voyager, je peux tâcher d'expliquer mon désir en disant que j'aime découvrir des paysages nouveaux (être dépaysé), rencontrer des gens qui vivent des choses différentes et qui ainsi enrichiront mon point de vue sur le monde, etc. Et je n'aurai pas de mal à reconnaître, tout compte fait, que voyager me rend heureux, et donc, que je désire voyager en vue d'être heureux. Mais, fait remarquer Aristote, l'inverse serait absurde : personne ne peut désirer être heureux en vue de voyager ! C'est donc que le bonheur est désiré comme une fin en soi, et non "pour une autre chose". Et si tel est le cas, si le bonheur est le bien ultime, pourquoi ne pas aller jusqu'à convenir que tout ce que nous désirons et tout ce que nous faisons, nous le désirons et nous le faisons en vue d'être heureux ? L'homme qui recherche la gloire cherche à être heureux en connaissant la gloire ; celui qui désire être riche cherche à à être heureux en étant riche ; celui qui désire être aimé cherche à à être heureux en étant aimé... =>Tout désir semble donc viser le bonheur : à quoi bon alors se demander si l'on peut désirer autre chose que d'être heureux ?

  • Le même Aristote, dans le même extrait, ne manque toutefois pas de préciser que "la vie heureuse est la vie conforme à la vertu ; et cette vie est sérieuse et appliquée ; elle ne se compose pas de vains amusements." : on a donc raison de chercher à être heureux, mais il faut considérer que "l'acte de la partie la meilleure de nous, ou de l'homme le meilleur, passe toujours aussi pour l'acte le plus sérieux. Or, l'acte du meilleur vaut mieux aussi par cela même ; et il donne plus de bonheur." Cette partie, qui est la meilleure de l'homme, est, bien sûr, la raison, puisque c'est la raison qui distingue l'homme en le rendant capable de penser. Cet acte le meilleur est donc la pensée, et l'homme le meilleur est donc l'homme raisonnable. => Le bonheur n'est pas le plaisir, ou, comme dit Aristote, "l'amusement" : pour être vraiment heureux, il faut accomplir notre humanité en exerçant sa raison, ce qui est une affaire sérieuse.

  • Dans un sens assez proche, qui rappelle un peu votre fée perverse, Descartes déclare s'être "quelquefois proposé un doute : savoir s'il est mieux d'être gai et content, en imaginant les biens qu'on possède être plus grands et plus estimables qu'ils ne sont, et ignorant ou ne s'arrêtant pas à considérer ceux qui manquent, que d'avoir plus de considération et de savoir, pour connaître la juste valeur des uns et des autres, et qu'on devienne plus triste." (Lettre à la princesse Elisabeth du 6 octobre 1645). En quelque sorte : vaut-il mieux vivre gaiement dans l'illusion, ou bien dans la lucidité quitte à connaître la tristesse ? Or la réponse du philosophe français est la suivante : "il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance". Descartes estime en effet que l'esprit, qui est la principale partie en l'homme, la part la plus humaine, donc la plus essentielle, ne saurait être satisfait de ces "fausses imaginations" qui nous conduiraient à fonder notre existence sur des bases fallacieuses : car ce qui satisfait l'esprit est la connaissance de la vérité, "encore même qu'elle soit à notre désavantage". D'ailleurs, on devrait reconnaître que ce n'est "pas toujours lorsqu'on a le plus de gaieté qu'on a l'esprit plus satisfait ; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et sérieuses, et il n'y a que les médiocres et passagères, qui soient accompagnées du ris". C'est en ce sens, vraisemblablement, qu'il faut comprendre Alain, lorsqu'il écrit que "le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même" (explication ici). Descartes distingue donc le souverain bien de la joie, qui peut être sotte. En réalité, le vrai bien "consiste en l'exercice de la vertu, ou (ce qui est le même), en la possession de tous les biens, dont l'acquisition dépend de notre libre-arbitre". => Le plus désirable est le libre exercice de notre volonté, éclairée par notre raison. Dans le traité des Passions de l'Ame, Descartes estime que s'efforcer à vouloir ainsi est une vertu et il la nomme la générosité (voir cet extrait). D'elle seule peut résulter la vraie satisfaction d'esprit, ou béatitude.

  • Enfin, comme vous le suggérez au début de votre message, on peut aussi estimer qu'il n'y a rien de moral dans le désir d'être heureux. Les crapules aussi désirent le bonheur. Ainsi, pour Kant, le seul bien moral est-il, non pas le bonheur, mais la bonne volonté. La volonté de bien faire vaut en effet pour elle-même (même si elle échoue, car c'est l'intention qui compte...), et pour cela "paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend dignes d'être heureux" (extrait ici). "Il se peut ainsi que cette volonté ne soit pas l'unique bien, le bien tout entier ; mais elle est néanmoins nécessairement le bien suprême, condition dont dépend tout autre bien, même toute aspiration au bonheur" (extrait ici). => La raison pratique nous suggère donc de bien agir en sollicitant non pas notre désir (qui, comme dit Alain, est "un petit personnage") mais notre volonté, qui seule est capable d'intention morale.

Voilà quelques pistes qui, je l'espère, devraient vous donner à penser. A vous de jouer, mais n'hésitez pas à donner de vos nouvelles. Avec toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

Référence du message : ID 113






            


 - Contrat Creative Commons (certains droits réservés) -