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COURRIER


 

Positivons...
02/05 & 09/05 & 15/05 & 16/05 & 17/05/2005

From Appletree@..., étudiante en anglais, le 02/05 et le 09/05/2005 : "Je voudrais savoir comment vous définiriez le positif et le négatif (sans toutefois se contenter du sens 'hégélien' du négatif mais en étant plus général). Merci beaucoup par avance... Cette interrogation m'est venue en lisant une citation de Paul Valéry : « Impossible à penser, le négatif est admirable » ".

=> 14/05/05 :

Bonjour Appletree. Pardon pour ce retard. J'ai été et je suis toujours débordé. Votre question devrait peut-être plutôt s'adresser à un "littéraire". Les termes positif et négatif ont en effet de multiples usages philosophiques, mais je crois que la citation que vous avez relevée porte sur un aspect de la poétique de Victor Hugo, donc que ce n'est pas un "mot" à proprement parler philosophique, même si, il est vrai, elle peut d'abord donner à penser dans ce registre-là, et pourrait alors avoir une portée philosophique. Je ne suis donc pas très compétent pour vous répondre précisément, mais je veux bien essayer tout de même :

1) On peut d'abord penser à la "valorisation" du "négatif" par Hugo, dans ses poèmes et ses romans. Où il est question d'animaux "vulgaires" ou "dégoûtants", l'âne, le crapaud..., mais aussi de personnages monstrueux, misérables (ah les Misérables !), à la frontière de l'humain (Quasimodo dans Notre-Dame de Paris, ou Gwynplaine dans L'homme qui rit)...

2) Mais en fait, il pourrait "tout simplement" s'agir d'une allusion à l'utilisation par Hugo de certaines figures de rhétoriques jouant sur le contraste des termes employés appelées oxymores. Sur la définition de l'oxymore, avec quelques exemples, voyez ce bref article de Wikipédia. Plus précisément, il pourrait s'agir d'un jugement portant sur des oxymores mettant en oeuvre des "images visuelles", ce qui en interdirait, de fait, toute représentation. "Impossible à penser" voudrait donc dire impossible à imaginer, à se représenter en images. Voyez par exemple, dans Le Crapaud (Légende des Siècles, II) : "lumière auguste des ténèbres...". Petite étude ici ou . Pour étayer cette version, on peut trouver la phrase que vous citez sur internet, mais sous une forme un peu différente : « Impossible à penser, ce négatif est admirable », ce qui laisse à penser que Valéry n'évoquerait pas "le négatif", en général, mais ce négatif-là - suggéré par une image particulière, dans un poème, probablement. Je n'en sais pas plus, car je n'ai pas pu retrouver la référence exacte chez Valéry.

3) Enfin, il est curieux de noter que V. Hugo s'est intéressé de près à la photographie, et, surtout... aux négatifs. Ainsi, "c'est dans certaines techniques de dessin, dont le polymorphe Victor Hugo est l'un des meilleurs représentants, que l'on trouve le parallèle le plus évident à l'inversion de type photographique et par conséquent à la négativation [...] celui qui envisageait d'illustrer ses oeuvres de photographies, se livrait à des évocations spirites et écrivait « je suis fait d'ombre et de marbre », ne pouvait ignorer la nature de ses manipulations répétées et leur force symbolique" (trouvé dans la revue Etudes photographiques, précisément dans un article de Michel Frizot intitulé L'image inverse).

Pour ce qui concerne enfin votre demande du 03/05 : "Je consulte régulièrement votre site, qui me semble vraiment bien fait et apporte conseils et aide sans aucune condescendance (chose assez rare parmi les gens détenant un certain savoir). Je viens de lire un message dans lequel il était question de 'changer d'opinion' et vous faisiez référence à Alain, qui abordait la question des opinions (et la façon dont nous les défendons de manière quasi-viscérale). Pouvez-vous me dire dans quel texte il aborde ce sujet ?"... Pour le texte en question, c'est facile : ma réponse comportait un lien qui vous a tout simplement échappé... Il suffit de cliquer sur le nom de l'auteur, comme ici. Je faisais allusion à la fin de ce petit texte d'Alain, qui dit qu' "il n'est point de vérité qui subsiste sans serment à soi ; d'où l'on vient à considérer toute opinion nouvelle comme une manoeuvre contre l'esprit." C'est bien vu. Et bien dit, n'est-ce pas ?

Merci de votre appréciation... positive.

From Appletree again, le 15/05/05 : " Bonjour. Me revoilà, toujours taraudée par le négatif / positif. J'ai lu un article dans l'Encyclopedia Universalis sur le concept d'opposition. Il parlait de cette notion de négatif (au sens philosophique) en montrant l'évolution de Kant à Hegel en passant par Shelling et Fichte, dont les réflexions seront primordiales pour les 'découvertes' de Freud (concept de résistance notamment). Vous évoquiez les sens philosophiques du négatif et du positif, pourriez-vous m'en dire plus ? Ce concept est souvent utilisé dans une optique hégélienne mais cela semble réducteur, n'est-ce pas ? De Kant à Freud, pouvez-vous me dire ce qui est en jeu dans le négatif. Est-ce la séparation réel (actualisé) / latent, réel / imaginaire, réel / possible ?
J'ai étudié la question du Sublime pour mon mémoire de maîtrise. Pourrait-on dire que le sublime nous met en présence du négatif, d'une limite idéale vers laquelle on ne peut que tendre (je pense souvent à l'image mathématique d'une fonction tendant vers l'infini) ? Dans cette optique, la citation de P. Valéry prendrait une autre résonnance car le sublime n'est il pas un non-imaginable - et non un non-pensable ?
Il me semble qu'il y a là un lien que j'ai peine à me formuler.
Merci beaucoup pour vos suggestions.
"

From Appletree, again & again, le 16/05/05 : "Je réfléchis sur le statut ontologique (reprenez-moi si mon usage du terme est inexact, je ne suis pas philosophe de formation) des choses. Je lisais Mrs Dalloway de V. Woolf. L'auteur y fait dire à son héroïne que les pensées qui se forment en elle sont en quelque sorte réelles, même si au sens strict elles ne le sont pas. Comment décider qu'une chose est réelle ou ne l'est pas ? L'objectivité est-elle un critère stable ? D'ailleurs est-elle possible puisque ce que je perçois est l'image que je me construis d'une chose et non pas cette chose en elle-même ? Les créations artistiques, qui ajoutent au monde puisqu'elles créent quelque chose qui n'existait pas sont-elles réelles ou pas ?
Je sais que c'est une question délicate sur laquelle il n'y a pas de consensus et c'est tant mieux car cela permet de penser (on trouve sur cette question ceux qui disent que non dans ce cas ces entités n'existent pas et ceux qui, adoptant une approche psychologique, disent que tout ce que l'on ressent, pense... existe). J'aimerais juste avoir votre point de vue. Cette question en entraîne une autre : est-ce la perception par une conscience qui fait l'existence de quelque chose ? Que deviennent les choses quand nous ne les percevons pas (a fortiori quand nos capacités humaines ne sont pas adaptées à leur perception, je pense à l'infiniment grand et à l'infiniment petit) ?
Pourriez-vous me guider dans ma réflexion personnelle et désintéressée ( je n'ai pas de dissertation à écrire ni de note à la clé...) ?
".

Et le 17/05 : "Une dernière question, avant de vous laisser tranquille pendant longtemps. Je considérais le rôle mineur accordé à la négation par certains philosophes, qui lui réservaient juste le rôle d'éviter l'erreur. Et j'en suis venue à m'interroger sur la portée d'une définition négative. Sur beaucoup de sites, j'ai rencontré cette idée selon laquelle une telle définition est au mieux fort insuffisante, au pire inutile. Cela ne me semble pas être le cas. Ne peut-on pas reprendre cette idée 'saussurienne' d'une négativité des choses (ie n'existant que les unes par rapport aux autres ?). J'admets volontiers que l'utilisation de la négation dans le raisonnement peut n'être que transitoire, une manière de faire un certain tri dans ses idées et d'arriver à une forme de définition plus positive. Cependant, à moins de dénier la désagréable réalité de nos limites humaines, ne faut-il pas reconnaître que certaines choses sont quasiment impossibles à définir de manière positive, en particulier tout ce qui a trait à la transcendance ? Mais même sans aller jusque là, certains états d'âme, ressentis... nous forcent à les identifier négativement par rapport à ce qu'ils ne sont pas ('ça n'est pas de l'amour, ni de l'amitié, il y a de l'admiration et du respect...') ?
Que pensez-vous de la définition négative : reconnaissance de nos limites, paresse de l'esprit...?
"

=> 14/05/05 : Rebonjour Appletree. Difficile de vous répondre dans les limites étroites du cahier de Philia. Très difficile, et d'ailleurs vos interventions très suggestives le disent bien : s'interroger sur la négation / le négatif, c'est s'interroger sur... à peu près tout. La vie et la mort, l'amour et la haine, la réalité et la pensée, le rêve et la réalité, la pensée et le langage,... On le voit bien aussi à la lecture de l'article que vous évoquez (Encyclopedia Universalis), fort intéressant au demeurant - encore qu'il s'agisse du concept d'opposition, et non de négation. Il paraît difficile de "faire le tour" de tels concepts si généraux, qui semblent doués d'un don d'ubiquité étonnant. Il faudrait certainement de nombreux colloques pour y voir plus clair. Les intervenants devraient venir de tous les horizons : philosophes, mais tout aussi sûrement, psychanalystes, linguistes, anthropologues, logiciens, et même mathématiciens, physiciens,... Et songeons qu'il serait très possible d'écrire une thèse sur le négatif dans la Science de la logique de Hegel !

Bref, vous m'avez piégé. Je me bornerai donc à vous proposer quelques éléments, non pas de réponse, mais de réflexion, prolongeant les pistes que vous avez indiquées :

  • D'abord quelques textes disponible ici, chez Philia. J'ajoute ce texte de Bergson, qui me paraît bien révéler l'ampleur philosophique de la question.

  • Ensuite : puisque vous avez accès à l'E.U., avez-vous lu l'article "Non et négation (philosophie)", et cet autre : "Négativité et néant" ?

  • Sur le sublime : il me semble que oui, en effet, on pourrait dire, en un sens, que le sublime ("mathématique" ou "dynamique", pour reprendre la distinction kantienne) nous met en présence du négatif. Et cela violemment, puisqu'il consiste en une "présentation de l'imprésentable". Dans le spectacle sublime, en effet, l'imagination est mise en échec, faute de pouvoir se figurer l'étendue de ce qui se présente, dans l'ordre de la grandeur (par exemple le ciel nocturne = sublime mathématique) ou, dans l'ordre de la puissance, les forces en présence (par exemple le volcan en éruption, la survenue d'un violent orage au-dessus d'un océan déchaîné... = sublime dynamique). Cet échec de l'imagination, explique Kant, serait tout à fait terrifiant s'il n'avait pour effet d' "évoquer" les Idées de la raison, l'idée d'un tout rationnel, manifestant ainsi, par-delà le sentiment de notre finitude (sentiment de petitesse ou d'impuissance qui est une peine) notre véritable destination suprasensible (révélation qui est source de plaisir). Il faudrait bien sûr, pour en faire le tour, reprendre tout le Livre II (= Analytique du sublime) de la Critique de la faculté de juger esthétique (1e partie de la Critique de la faculté de juger) de Kant, soit les §§. 23 à 29. Sur ces paragraphes, on peut consulter une série de cours, hélas un peu fouillis, de J.-Fr. Lyotard : Leçons sur l'Analytique du sublime, publiées en 1991 aux éditions Galilée. Voir aussi le recueil d'études publié par les éditions Belin en 1988 intitulé Du Sublime (articles de J.-Fr. Lyotard, M. Deguy, J.-L. Nancy,...). Pas vraiment facile à lire, si vous n'êtes pas philosophe, mais qui n'ose rien n'obtient rien ;-)

  • Sur le "rapport" entre la pensée et le réel : il y a une longue histoire, là aussi. Notamment le problème posé par l'idéalisme. "Comment décider qu'une chose est réelle ou ne l'est pas ? L'objectivité est-elle un critère stable ? D'ailleurs est-elle possible puisque ce que je perçois est l'image que je me construis d'une chose et non pas cette chose en elle-même ? " Il n'y a sûrement pas d'objectivité sans sujet, puisqu'elle qualifie un certain type de pensée. Ainsi la loi de la chute des corps mérite-t-elle d'être nommée loi de la nature, ou loi de Galilée. En un sens en effet, les lois sont dans la nature, mais c'est ce que nous admettons, mais nous l'admettons parce que ces lois de la nature, Galilée et Newton sont parvenus à en donner une formulation. Le pari de la science est de construire une "image" mathématique du monde qui ne soit pas simplement "une" image, c'est-à-dire une représentation arbitraire, une parmi d'autres, et qui, en tant qu'arbitraire, ne pourrait ne se prévaloir que de sa différence.
    "Les créations artistiques, qui ajoutent au monde puisqu'elles créent quelque chose qui n'existait pas sont-elles réelles ou pas ? " Elles sont réelles puisqu'elles existent. Mais vous avez raison de vous interroger, car les oeuvres d'art sont des choses qui ont une existence pour ainsi dire "fantomatique". Les statuettes portées à dos d'homme, dans l'allégorie de la caverne de Platon, - figures d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois - sont et ne sont pas des hommes et des animaux. Il faut donc reconnaître que l'oeuvre d'art a un "statut existentiel" ambigu. C'est tout le problème de la "vérité" artistique. Pensez au cinéma : un film de fiction peut nous faire pleurer, bien plus qu'un documentaire sur la misère, alors même que nous savons bien qu'il s'agit d'une fiction. Il y a donc une sorte de "vérité" de l'oeuvre. Aristote avait déjà très bien vu cela dans sa Poétique. Et pourtant, l'oeuvre est une chose fictive. Les hommes et les femmes réels ne sont pas bâtis comme les statues des musées. Pour Platon, dans son allégorie, on peut comprendre que les oeuvres d'art sont des "objets limites". Ils sont un peu plus consistants que nos rêves - encore qu'on ait pu dire que nos rêves sont nos premières oeuvres d'art. Mais leur existence, en tant que représentations, en tant qu'idoles, est inconsistante. L'art est ainsi une sorte de tromperie. Cela peut faire penser aussi à l'ambiguïté des (top) "modèles" : de ces modèles, qui sont bien plutôt en fait des images, ne dit-on pas qu'ils / elles sont des hommes / femmes de rêve ?

  • Sur la définition : "certaines choses sont quasiment impossibles à définir de manière positive, en particulier tout ce qui a trait à la transcendance ?" Tout à fait. C'est d'ailleurs le sens de la théologie négative. Vous trouverez de bonnes choses sur ce sujet sur internet ("théologie négative", entre guillemets dans un moteur de recherche). On a même dit, vous le savez sûrement, que Dieu ne peut avoir de nom. "Mais même sans aller jusque là, certains états d'âme, ressentis... nous forcent à les identifier négativement par rapport à ce qu'ils ne sont pas". Oui, encore que là, nous ne sommes plus vraiment dans la transcendance. Hegel vous dirait probablement que nous sommes amenés à identifier ces états de façon négative précisément parce qu'il ne s'agit pas vraiment de pensées : "en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot." De son côté, Bergson écrit : "ce sont [...] nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens." Mais, ajoute-t-il, le plus souvent, nous nous contentons de mots convenus en ne saisissant "de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes."... En ce sens, si on peut se permettre de prolonger cette évocation de notre impuissance à nommer nos états d'âme, utiliser des négations en parlant de nos sentiments nous mettrait sur la voie d'un progrès. Donc, pour répondre à votre demande, "la définition négative : reconnaissance de nos limites, paresse de l'esprit...?", je dirais : certainement pas paresse d'esprit. Reconnaissance de nos limites ? Oui, en un sens, mais ce n'est peut-être pas assez dire. L'usage de la négation, me semble-t-il, est le signe de quelqu'un qui cherche. Les premiers dialogues de Platon étaient, à cause de cela, nommés aporétiques. Ils ne concluaient pas, et pourtant montraient négativement la voie.

Voilà. J'espère que c'est un peu plus que du bavardage. Encore que. Comme on dit : à vous de juger. Avec toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

Référence du message : ID 066






            


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