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COURRIER


 

Y a-t-il quelque chose que l'expérience ne puisse nous apprendre ?...
20/01/2005

De Chateaubriand (encore lui : voir ici et ), le 20/01/2005 : "Bonjour. Si je vous envoie ce courriel, ce n'est pas pour vous demander votre avis sur une dissertation notée mais sur un sujet, que je pourrais peut-être avoir au bac, et sur lequel je m'interroge : "Y a-t-il quelque chose que l'expérience ne puisse nous apprendre ?". I°) A priori, non : réponse basique. "Tout le monde sait" que même après avoir fait des études, seule importe la pratique du terrain... Ainsi l'expérience, le "vécu" serait notre maître. Mais sommes-nous en tout les disciples de l'expérience ? II°) Non, le génie, l'intuition, la foi ne s'apprennent ni au contact de la vie, ni des livres d'ailleurs (encore que l'intuition peut s'enrichir d'expériences traversées...). Je citerai également Oscar Wilde : "L'expérience, voilà le nom que donne les hommes à leurs erreurs". Je suis toujours à la recherche d'une troisième partie... Ce n'est certes pas un devoir en tant que tel, mais j'aimerais quand même bénéficier de votre éclairage toujours fort intéressant (mais ça, c'est l'expérience qui me l'a appris !...). Merci à vous."

=> 30/01/05 : Merci de votre appréciation. Concernant votre sujet : vos remarques sont intéressantes, mais elles laissent deviner que vous n'avez pas (pas encore) abordé la question du sens et de la place de l'expérience...

Vous entendez en effet celle-ci comme vécu direct ou comme pratique, ce qui, bien sûr, est acceptable, mais sans doute insuffisant : au sens le plus général (rarement utilisé, il est vrai, dans la langue courante), l'expérience désigne le contact direct avec les phénomènes (= les "choses", en première approximation). Ainsi, l'expérience renvoie souvent à la perception, c'est-à-dire au contact sensible avec le monde extérieur (voir, entendre, toucher, goûter... : perceptions extéroceptives), ou au vécu corporel (perceptions intéroceptives et proprioceptives)... Mais la généralité du concept d'expérience nous permet aussi d'évoquer notre expérience intellectuelle (par exemple, de notre expérience d'élève tâchant de résoudre un problème de géométrie), ou encore notre expérience affective. (on dira, par exemple, qu'une personne a - ou n'a pas - l'expérience de la passion amoureuse, ou du deuil, etc.), ou bien encore notre expérience morale (l'expérience de la faute, de la honte, du pardon,...) ou esthétique (puis-je sérieusement parler de peinture s'il ne m'a été donné à voir que des reproductions ?) ou religieuse. A ce propos, on peut se demander ce que vaut l'opposition que vous suggérez entre l'expérience et la foi : après tout, si je crois - ou seulement si j'ai cru - en Dieu, j'ai tout à fait le droit de dire que j'ai - ou que j'ai eu - l'expérience de la foi (expérience religieuse intérieure, expérience mystique). Quelqu'un qui ne croit pas - et n'a jamais cru - en Dieu pourra toujours prétendre que "Dieu n'existe pas" (athéisme), ou qu'il est impossible de savoir s'il existe (agnosticisme), il n'en reste pas moins qu'il n'a pas et n'a jamais eu mon expérience de croyant. Evidemment, on comprend aussi que celui qui a a l'expérience de la foi n'a pas pour autant l'expérience de Dieu (...à moins de s'appeler Abraham ou Moïse !), et il est tout à fait adéquat d'opposer vérités de fait, obtenue par l'expérience, et vérités révélées.

L'expérience, lorsqu'elle a le sens d'une fréquentation habituelle, se nomme pratique. Telle est par exemple l'expérience professionnelle de l'artisan, de l'ouvrier, du commerçant, du professeur, ou encore du sportif, même amateur, qui s'entraîne régulièrement sur les stades.

Mais il ne faut pas oublier l'expérience scientifique : celle que fait Galilée, au début du XVIIe siècle, en faisant rouler des billes d'acier sur un plan plus ou moins incliné, est l'une des toutes premières expériences. L'expérience, en ce sens, a le sens d'une provocation de la réalité (puisqu'on déclenche un phénomène / événement au lieu d'attendre qu'il se produise), et cette provocation vise à mettre à l'épreuve (= à tester) la validité d'une hypothèse.

Dans la tradition philosophique, la valeur de l'expérience est surtout interrogée dans son rapport à la "théorie" (au sens large de représentation du monde) : le dialogue théorie / expérience est-il "amical" ? N'est-ce pas plutôt une "dispute" ? Plus exactement, l'expérience précède-t-elle et commande-t-elle la théorie, ou bien est-ce l'inverse ? Bref, le problème est celui de la vérité. Et c'est justement en ce sens que questionne votre sujet.

Pour ce sujet donc, Y a-t-il quelque chose que l'expérience ne puisse nous apprendre ?, il faudrait d'abord - comme pour tout sujet de philosophie - se demander précisément ce qui fait problème. Nous pouvons ainsi reconnaître qu'il paraît impossible de savoir ce que sont les phénomènes si nous ne les rencontrons pas dans l'expérience, d'une façon ou d'une autre. Cependant, il est tout aussi banal de remarquer que l'expérience est souvent trompeuse : au cours de la journée, je vois le soleil se déplacer d'Est en Ouest au-dessus de l'horizon. L'expérience me suggère ici quelque chose qui est tout à fait le contraire de la réalité, puisque ce qui explique l'observation c'est non pas le mouvement du soleil, mais le "basculement" de l'horizon (du fait de la rotation de la terre). Autre exemple : c'est par un calcul que la planète Neptune a été découverte au XIXe s., plusieurs semaines avant son observation empirique dans un télescope : les sciences sont donc capables de prévoir l'existence de phénomènes qui n'ont pas encore été observés, c'est-à-dire qui n'ont pas encore été saisis par l'expérience. Il semble donc qu'on ne puisse se passer de l'expérience, mais qu'on ne puisse pas tout en apprendre. Qu'en est-il au juste ?

Sur le plan philosophique, deux grands courants classiques s'affrontent : l'empirisme et l'idéalisme. Pour l'empirisme (Locke, Hume...), l'esprit est d'abord une "table rase", une cire vierge : il n'y a en lui aucun savoir a priori, et toutes nos connaissances dérivent donc - plus ou moins directement - de l'expérience. L'expérience nous apprend donc tout ce que nous pouvons savoir... ce qui, toutefois, ne signifie pas qu'elle peut tout nous apprendre ! L'empirisme, en effet, conduit assez logiquement au scepticisme, dans la mesure où l'expérience ne nous livre la réalité que d'une façon incomplète et contingente, donc chaotique. Pour l'idéalisme, les choses ne sont pas si simples : l'expérience, en effet, est toujours l'expérience d'un sujet, l'expérience d'un esprit. Et (on peut s'en douter un peu, par contraste avec l'empirisme), l'idéalisme rationaliste (Descartes, Leibniz...) sera dénoncé comme "dogmatique" : c'est ce dogmatisme que tâchera d'éviter la philosophie critique (= le "criticisme") de Kant qui, classiquement, suggère la synthèse de l'idéalisme et de l'empirisme : "si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle [en] dérive toute". L'expérience n'est en effet possible que sous certaines conditions... qui ne dérivent pas de l'expérience, et c'est la raison qui doit instruire l'expérience ! Leibniz avait déjà suggéré que l'esprit n'est pas cette cire vierge imaginée par les empiristes : « il n'y a rien dans l'entendement qui précède les sens, écrit-il, sinon l'entendement lui-même ». Plus précisément, dans la connaissance (scientifique), selon Kant, "il faut [donc] que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose".

Je suis désolé de ne pas pouvoir vous éclaircir tout cela - et de façon plus détaillée (car je dois impérativement vous quitter), mais je vous promets que la page Théorie et expérience (tristement vide à l'heure actuelle) comblera bientôt cette lacune... En attendant, vous pourriez peut-être trouver des prolongements à ma réponse dans ce message récent. Enfin, n'oubliez pas que vous trouverez des cours de niveau Terminale sur cette question de la place de l'expérience dans les sites référencés dans la page Liens de Philia.

Avec mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

Référence du message : ID 052






            


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