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COURRIER


 

Où la vérité noumène...
08/12/2004

Le 8/12/04, cette interrogation de Marjorie : "Je recherche des renseignements sur le concept de noumène."

=> 29/12/04 :

Bonjour, et mille pardon pour ce terrible retard. Marjorie, j'ai été happé par les fêtes, et toutes sortes de choses plus ou moins digestes (foie gras, chocolats fins...) m'ont un peu ralenti... Ce sont les faits, et je suis sûr que vous comprenez jusqu'où les faits nous mènent !

  1. La notion de noumène apparaît déjà dans la tradition platonicienne, pour désigner la réalité en tant qu'elle ne peut être saisie que par la pensée. En grec, noumenon signifie en effet "[ce qui est] pensé" (de Noùs, "esprit"). Selon Platon, seul l'intellect peut accéder à la réalité telle qu'elle est en soi (= l'intelligible dans le vocabulaire platonicien). La sensation ne nous livre, quant à elle, que des apparences (= le sensible) et, de ce fait, nous berce d'illusions : en nous en tenant aux apparences sensibles, il est impossible de savoir avec certitude si nous avons affaire à la réalité ou si nous délirons. Ces apparences résultent en effet de notre relation subjective au monde. Elle nous font croire ce que nous voyons et entendons, comme si ce que nous croyons et entendons était la vérité − et cela d'autant plus facilement que nous aimons à y croire (car l'illusion est une erreur teintée de désir, une erreur qui nous arrange et à laquelle on tient).

    L'apparence sensible ressemble pourtant à la réalité noumènale, mais grossièrement seulement, au point de la rendre méconnaissable. Par exemple, nous voyons le soleil se lever, et ce n'est pas une erreur (ni une illusion, a fortiori), mais seulement l'apparence pour un observateur terrestre. Mais en disant que le soleil est en mouvement autour de la terre, en prétendant que la terre est immobile et que l'univers entier tourne autour d'elle, en ajoutant que la terre est au centre du monde parce que nous l'habitons, nous allons plus loin, beaucoup plus loin − beaucoup trop loin, puisque ces propositions sont archi-fausses. L'apparence sensible est donc une copie dégradée de la réalité intelligible. Tout cela est admirablement conté dans l'allégorie de la caverne, que vous connaissez certainement.

    Pour Platon, le noumène est donc la vérité de ce qui apparaît, et l'apparence (qui vient des sens) est surtout l'occasion de se tromper et de verser dans l'illusion. Ainsi, la vérité de la sphère, ce n'est pas tel ou tel objet sphérique, ni même telle ou telle sphère qui pourrait être représentée, par exemple dessinée, mais l'idée de sphère, seule susceptible de nous faire accéder à l'essence de la sphère. Cette idée est une "pensée pure", détachée de la sensibilité (qui ne nous livre que des particularités) et des intérêts sensibles : l'essence de la sphère ce n'est pas d'être grande ou petite, ou utilisable comme ballon de football. L'essence de la sphère c'est la sphère pensée, l'idée de la sphère. En d'autres termes, l'idée de la sphère (= sa représentation) coïncide avec l'Idée (avec une majuscule) de la sphère (= son essence) : seule la pensée, entendue comme l'activité de l'esprit (noùs) qui nous apprend à nous éloigner des apparences imposées par le corps (= les sensations), peut prétendre dépasser cette limite, ce qui suppose qu'elle s'engage dans la voie de la raison (dianoïa) et de l'intelligence (noésis). Seule cette forme de pensée peut nous conduire à l'essence des choses.

    L'essence d'une chose, c'est ce qui fait qu'elle est ce qu'elle est : la sphère n'est pas sphère parce qu'elle est grande ou petite, ni parce que le footballeur préfère que son ballon possède cette forme, mais en quelque sorte parce qu'elle est sphérique. L'essence de la sphère, c'est donc ce qui fait qu'une sphère est sphérique. L'essence de la sphère n'est pas "une chose", ou "quelque chose", mais la réalité de la sphère, ce qui fait qu'elle est sphère (et non pas grande ou petite sphère, ballon de foot ou balle de ping pong). L'essence de la sphère n'est donc pas une sphère, mais la sphère. Dès lors seul l'esprit (noùs) peut la saisir, car la sensation ne nous livre jamais que des sphères (particulières). Et cette essence, parce qu'elle ne peut nous être donnée qu'en pensée, est nécessairement une "chose de l'esprit" (noumenon), c'est-à-dire une idée.

    Une idée, est-il besoin de le souligner, n'est pas une simple image. L'image, qui a l'avantage d'être "concrète", est limitée en tant que représentation particulière : c'est la représentation de cette sphère que je vois (ou que j'imagine, ou dont je me souviens). Mais rappelons-le : la sphère n'est pas une sphère. Aucune représentation sensible (d'une chose vue ou imaginée ou rappelée à la mémoire) ne peut donc me permettre de saisir la sphère. Seule une représentation intellectuelle le peut : la réalité est intelligible, et la vérité est "abstraite". Et puisque seule l'idée nous fait saisir l'Idée (ou essence), alors on peut dire que, pour Platon, l'intellectuel (= l'idée-représentation) coïncide avec l'intelligible (= l'Idée-essence). Le monde intelligible, c'est le monde accessible à l'intelligence : il n'y a pas "deux mondes", l'intelligible et le sensible, mais un seul, tantôt vu par la sensibilité, tantôt appréhendé par l'intelligence. L'idée, parce qu'elle saisit la vérité, coïncide avec la réalité (= l'Idée, avec une majuscule).

  2. "Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre". Platon avait fait inscrire cette maxime au fronton de son Académie... Les mathématiques sont la voie royale qui mène à la vérité. Beau programme, n'est-ce pas ? En effet, le noumène de Platon est la chose telle qu'elle est en elle-même, la chose en soi, c'est-à-dire sa vérité.

    Pourtant, Platon n'établit pas vraiment la possibilité de réaliser son programme. Malgré ses ambitions, la science platonicienne est réductible aux certitudes mathématiques : Platon montre bien la puissance de la raison (dianoïa) à l'oeuvre dans la démarche démonstrative caractéristique de la pensée mathématique. Mais voyant que la démonstration prend encore appui sur les apparences sensibles (le géomètre ne peut aboutir à l'idée de la sphère qu'en dessinant des figures), il estime possible d'aller plus loin, en admettant que l'esprit (noùs) est capable de contemplation (theoria) : selon Platon, l'esprit n'est pas seulement capable de raison (dianoïa) ; il peut aussi, dans un élan qui le fait ressembler à un dieu, s'élever à l'intelligence (noésis) qui contemple. Ici, contempler signifie saisir directement par la pensée, sans passer par aucun intermédiaire sensible (= sans les images du mathématicien). Kant appelle intuition intellectuelle une telle représentation immédiate du réel, et il établit que Platon s'est trompé en croyant qu'elle était possible.

    Voici comment (quel suspense tout de même !) : l'intuition est une représentation qui "se rapporte immédiatement à l'objet et est singulière" (voyez ce texte). En toute logique, l'intuition devrait pouvoir être sensible (= perception) ou intellectuelle (= idée au sens de Platon). Mais ce n'est que logique ! La logique ne nous permet pas de découvrir la réalité. Or la réalité, en l'occurrence, ce n'est pas seulement "l'être en tant qu'être", l'être vrai et objectif, indépendant de l'homme... C'est l'homme aussi, c'est-à-dire c'est nous !

    La réalité, c'est le sujet humain et l'objet "mondain" (= dans le monde). Platon était un grand philosophe, mais vous savez bien que, comme dit Molière, pour être philosophe on n'en est pas moins homme ! Or l'homme (même Platon !) est doté de deux facultés : la sensibilité (= faculté de recevoir des intuitions sensibles) et l'entendement (= faculté de produire des concepts).

    Les concepts étaient souvent nommés idées par les anciens, mais comme l'écrit Kant, et comme nous le verrons plus loin, le mot idée prête à confusion et on doit lui réserver un sort spécial.

    Pour être plus précis (comme l'explique Kant dans le texte déjà évoqué), les concepts présents dans l'entendement peuvent être "purs", ou avoir leur origine dans l'expérience.

    Détail [ vous pouvez passez les deux §§. suivants si vous voulez ] :

    • Dans le premier cas, les concepts sont dits purs car ils font partie de notre structure intellectuelle : ils ne sont pas dérivés de l'expérience (= ils ne sont pas appris), et sont dits, à cause de cela, a priori. Kant les appelle également catégories de l'entendement. Les catégories permettent d'unifier le "divers" donné dans la sensibilité. Par exemple, la catégorie de causalité est un concept pur permettant de relier les phénomènes entre eux, la catégorie de pluralité est un concept pur permettant de les considérer sous l'angle de la quantité. De même encore, le concept pur de nécessité permet de les envisager sous l'angle de leur modalité. Au total, Kant répertorie 12 catégories (3 selon la quantité, 3 selon la qualité, 3 selon la relation, et 3 selon la modalité).

    • Dans le second cas, les concepts sont issus de l'expérience concrète que nous faisons des choses extérieures. Par exemple, il est évident le concept de chien n'est pas inscrit dans notre structure intellectuelle, et n'a donc rien d'un concept a priori : nous formons ce concept comme une généralité à partir de nos rencontres avec la gente canine. En d'autres termes, comme nous l'avons dit, ces concepts dérivent de l'expérience, entendue comme contact avec les phénomènes. Pour cette raison, ils sont formés a posteriori (= [d'] après l'expérience), et nous pouvons les nommer des concepts empiriques.

Kant précise que les concepts se rapportent médiatement aux objets "au moyen d'un signe" : en d'autres termes, c'est le langage (= les mots) et le discours (= la mise en relation des mots) qui véhiculent les concepts.

L'intuition (du latin intuire, qui signifie "voir"), elle aussi, est ou bien pure (= l'espace et le temps), ou bien empirique (= acquise par l'expérience) et elle provient alors de nos "rencontres" avec la réalité.

Pour qu'une connaissance digne de ce nom soit constituée, nous devons "assembler" concepts et intuitions. En effet, comme l'écrit Kant, "un concept sans intuition est vide" : il n'est qu'une forme intellectuelle sans contenu. Mais inversement, "une intuition sans concept est aveugle" : elle est un contenu sans forme, c'est-à-dire un donné inintelligible.

D'une autre façon, nous dirons que notre connaissance est rendue possible par notre structure transcendantale, à la fois intellectuelle (= concepts purs de l'entendement) et sensible (= intuitions pures de l'espace et du temps). Transcendantal signifie "qui rend possible l'expérience" (donc sans en dériver = a priori). Mais les conditions transcendantales de la connaissance ne suffisent pas constituer la connaissance : nous devons aussi, pour connaître le monde, en faire l'expérience.

Retenons que :

CONNAISSANCE
=
conditions transcendantales (dans le sujet humain)
+
rencontres empiriques (dans le monde des objets).

Peut-on aller plus loin, plus haut ? Devons-nous suivre le philosophe ailé ? Non, répond Kant :

"Que toute notre connaissance commence avec l'expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n'est par des objets qui frappent nos sens et qui, d'une part, produisent par eux-mêmes des représentations et d'autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle, afin qu'elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu'on nomme l'expérience ? Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l'expérience, c'est avec elle que toutes commencent"... même si, comme le précise l'auteur (et comme résumé ci-dessus), "notre connaissance par expérience" est "un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même".

En d'autres termes, Kant estime que Platon n'a pas fait la preuve de la possibilité de l'intuition intellectuelle parce qu'il ne le pouvait pas : nous avons sans doute l'idée de la réalité telle qu'elle est en elle-même (= le monde des choses en soi), et cette idée est précisément l'idée de noumène, mais cette réalité nous est inaccessible. Prétendre le contraire, comme fait Platon en faisant appel à sa conception mystique de la réminiscence, c'est prétendre qu'on peut dépasser ce que l'on est capable de faire, c'est-à-dire c'est prétendre quelque chose d'impossible. En effet, une connaissance noumènale atteindrait la chose en soi en dépassant les conditions de toute expérience possible... ce qui, par définition, est impossible. Nous ne pouvons accéder aux choses (= aux phénomènes) que par le moyen de l'expérience, laquelle est nécessairement conditionnée par la structure transcendantale du sujet humain. Il n'y a donc pas davantage d'intuition intellectuelle que d'entendement intuitif : l'intuition susceptible de nous apprendre quelque chose de concret concernant le monde est toujours sensible, et l'entendement est toujours discursif (= lié au discours, donc aux concepts). Et voilà pourquoi, aux yeux de Kant, Platon a été "le père de toute extravagance (en allemand : Schärmerei) en philosophie" (in Sur un ton relevé nouvellement adopté en philosophie, 1796).

Notre connaissance est donc possible par ce que notre structure transcendantale rend possible, c'est-à-dire l'expérience : notre connaissance est phénoménale ou bien n'est pas.

Il n'est pourtant pas question de confondre phénomène et apparence. Une apparence, en effet, peut fort bien ne correspondre à rien d'existant. Mais le "mouvement apparent" du soleil au cours de la journée est réel (vous n'êtes pas halluciné lorsque vous voyez le soleil se lever !), même s'il n'est pas "la réalité" à proprement parler.

La vérité n'est donc pas hors d'atteinte, comme le montrent d'ailleurs les résultats des sciences. Le scepticisme consisterait à affirmer que nous n'avons affaire qu'à des apparences, que nous ne pouvons rien connaître vraiment ; mais Kant, grand admirateur de Newton, n'est pas du tout un nouveau sceptique: il reconnaît la valeur de la connaissance objective constituée notamment depuis Galilée et l'invention des sciences expérimentales. Simplement, il nous met en garde : la science est connaissance des phénomènes (= les choses telles qu'elles apparaissent grâce à l'expérience à travers les structures a priori de l'esprit humain) non des noumènes (= les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, indépendamment de nous).

Dernier rebondissement (!) : pourtant, explique Kant, "ne rien connaître" ne signifie pas "ne rien penser" : si nous ne pouvons pas connaître le monde des choses en soi, nous pouvons néanmoins le penser. Et puisque toute notre connaissance commence avec l'expérience, une pensée qu'il est impossible de "traduire" en connaissance est une pensée qui va au-delà de l'expérience possible. Kant (texte déjà évoqué) nomme idée ("ou concept rationnel") ce "concept tiré de notions et qui dépasse la possibilité de l'expérience" .

L'idée au sens kantien est donc un concept, mais un concept audacieux. La faculté de se former de tels concepts est la raison, et est susceptible de deux usages : un usage légitime, que Kant qualifie de régulateur, et un usage illégitime, qu'il appelle transcendant. Pour le dire dans ces termes, en confondant connaissance intellectuelle et connaissance de l'intelligible, Platon a fait de sa raison un usage transcendant :

"Sont, en effet, intellectuelles les connaissances acquises par l'entendement et qui portent aussi sur notre monde sensible ; mais des objets s'appellent intelligibles quand ils ne peuvent être représentés que par l'entendement et qu'aucune de nos intuitions sensibles ne peut s'y rapporter."

...Les connaissances intellectuelles abouties sont donc les sciences, et l'on devine facilement que la connaissance des objets intelligibles désigne la métaphysique classique, née avec Platon, et qui prétend accéder au monde nouménal. "Mais, poursuit Kant, comme cependant à chaque objet doit correspondre quelque intuition possible, il faudrait concevoir un entendement qui aurait une intuition immédiate des choses ; mais nous n'avons pas la moindre idée d'un tel entendement, ni par suite des êtres intelligibles auxquels il s'appliquerait." (in Prolégomènes..., §. 34, note).

La doctrine kantienne, ici résumée à grands traits, a exercé une influence importante, non seulement en philosophie, mais aussi auprès des scientifiques, qui, dans leur grande majorité, admettent que la connaissance humaine est à tout jamais limitée - non pas par des raisons techniques, ou plus généralement circonstancielles, mais pour la raison fondamentale que suggérait déjà Kant : la connaissance objective est toujours la connaissance des objets par des sujets humains. Si l'on veut, comme on dit, "mettre une étiquette" sur cette théorie de la connaissance, on pourrait l'appeler phénoménisme. Pour connaître les variantes de cette attitude philosophique aujourd'hui largement admise, voyez le court article concernant cette notion dans l'excellent Grand Dictionnaire de la Philosophie (publié conjointement par Larousse et le C.N.R.S.).

Voilà chère Marjorie. Si l'on évalue le rapport entre la longueur de votre question et la longueur de ma réponse, cela constitue évidemment un record. Pourtant, je n'ai pas tout dit, et je n'ai sûrement pas tout bien dit. Il faut dire que la question est capitale, puisque c'est la question même de la possibilité de la vérité que vous avez ainsi posée.

Si vous souhaitez des éclaircissements, je me ferai un plaisir d'essayer de vous les donner.

Avec toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

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