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COURRIER


 

Me fais-je des idées ?...
06 & 07/07/2006 (et 12/07/06)

D'Appletree le 06/07/2006 : "Bonjour cher professeur... J'ai bien peur d'avoir encore une question : j'ai croisé à plusieurs reprises dans des textes philosophiques la notion d'idée régulatrice, qui n'était jamais explicitée. Pourriez-vous s'il vous plaît me dire en quelques mots ce qu'est une idée régulatrice et m'en donner des exemples ? Merci d'avance, et bien sûr profitez de vos vacances bien méritées :)"

D'Appletree again le 07/07/2006 : "Désolée, je suis une étourdie : hier j'ai oublié la seconde partie de ma question. Il y a quelques temps, j'évoquais le sentiment d'injustice. Certains philosophes se sont-ils exprimés sur l'origine éventuelle de l'idée de justice (je parle de justice métaphysique) car même si nous pensons en être indépendants (car bien sûr nous sommes des êtres rationnels...), cette idée enfouie refait surface assez vite quand nous sommes confrontés au mal, non ?".

Et d'Appletree encore, le 12/07/2006 : "Bonjour. Je me pose des questions sur l'emploi du mot 'idée'. Chez Platon, les Idées correspondent à des essences, à l'éternel. Mais dans le langage plus 'moderne', l'idée est une représentation qui n'a de réalité que dans l'esprit humain, non ? Alors quand on se fait une idée de quelque chose ou de quelqu'un, on s'en fait une représentation, qui est toujours une simplification, un point de vue particulier ; donc l'emploi de l'expression 'idée de quelque chose', 'de quelqu'un' me semble contenir un élément péjoratif. Me fais-je des idées ? :)".

=> 17/07/2006 : Bonjour chère appletree.

Votre première question est en effet bien éclairée par les deux suivantes.

Toutefois, pour commencer de vous répondre, je me permettrai de formuler une petite remarque sur vos formulations : dans votre premier message, en effet, vous vous interrogez sur la "notion d'idée régulatrice". Dans le second, si je comprends bien (et je crois bien vous comprendre comme il faut car - ainsi que vous le rappelez, j'ai déjà eu affaire à vous, sur ce point notamment !), vous vous interrogez sur l'origine de "l'idée de justice", qui pourrait bien être à chercher dans "le sentiment d'injustice". Enfin, dans votre 3e message, vous évoquez " le langage plus 'moderne'" qui tend à faire de l'idée "une représentation, qui est toujours une simplification, un point de vue particulier". Il me semble, sans vouloir vous froisser le moins du monde, que ce dernier message suggère que vous ne distinguez pas bien clairement le mot et la notion. Les mots sont importants, bien sûr, puisque ce sont eux qui véhiculent les notions. Pourtant, les mots ont souvent, comme on dit, plusieurs sens, c'est-à-dire sont souvent employés pour désigner des notions différentes, parfois même très différentes (comme d'ailleurs, inversement, une notion peut très bien ne pas être lexicalisée, c'est-à-dire ne pas pouvoir être désignée d'un seul mot). C'est un point important, surtout pour le mot idée, qui renvoie, selon le contexte, dans le langage ordinaire, mais aussi selon le contexte "doctrinal" (= histoire de la philosophie), à des notions très diverses. En particulier, votre premier message, et probablement aussi le second, suggèrent que le contexte est la philosophie de Kant - tandis que votre dernier message évoque le sens ordinaire que les "modernes" (vous avez bien fait de mettre des guillemets) attribue plus ou moins clairement à ce mot.

Voyons donc d'abord ce qu'il en est de l'idée d'un peu plus près.

Le mot idée, qui apparaît en français dès le début du XIIe s., provient du latin philosophique idea, lequel est lui-même directement emprunté au grec, idea également (ou sinon : eidos). Or, on remarque, dès le début de sa longue carrière, que ce mot ne brille pas, si l'on peut dire, par sa clarté : en effet, le mot grec idea dérive lui-même du verbe idein, qui signifie "voir", "avoir vu". Alain Rey (Dictionnaire historique de la langue française) remarque d'ailleurs que le verbe grec primitif, horan (dont idein est l'aoriste) est apparenté à une racine indoeuropéenne, weid-, "voir, percevoir par la vue", qui donnera en particulier en latin videre, et en français, vous vous en doutez, voir. L'idée est donc primitivement "l'aspect", "la forme visible", "l'image". C'est évidemment paradoxal, car comme vous le remarquez avec justesse, dans le vocabulaire platonicien, "les Idées correspondent à des essences, à l'éternel"... Or, bien sûr, ces essences éternelles ne se laissent pas voir. Je puis voir un cheval, non l'idée du cheval, qui est sa "forme intelligible". A noter aussi : le grec idea peut se traduire, même chez Platon dans le sens que nous évoquons ici, par forme. Ainsi, au sens de Platon, l'Idée - avec une majuscule selon la tradition française, qui a bien perçu le danger de confusion - ou Forme, n'est nullement l'idée (= simple représentation particulière qu'un esprit se fait d'une chose, d'un événement, etc.), ni bien sûr, a fortiori, une forme visible. Par exemple, l'Idée de maison n'est aucune maison particulière, ni aucune représentation sensible particulière (= image) d'une maison particulière (la mienne, par exemple, après les gros travaux que j'ai évoqués) : l'Idée platonicienne n'est ni une chose, ni une image d'une chose...

Mais l'Idée n'est pas non plus fondamentalement, comme le croient les empiristes, une simple image, tirée par abstraction, à partir d'une pluralité de choses, une sorte de concentré des "points communs" ou des similitudes constantes de toutes les choses que les conventions linguistiques rangent sous un même nom.

Or, il faut reconnaître qu'il y a là, manifestement, une difficulté. Pour Kant, par exemple, <maison> (avec cette graphie on s'y retrouve peut-être un peu mieux) n'est pas une Idée, mais plutôt ce qu'il appelle un concept empirique (et Bergson une généralité empirique), c'est-à-dire une notion obtenue à partir de l'expérience : je vois une maison, puis deux, puis trois ; chacune est unique, originale, mais toutes ont des murs, un toit, abritent des gens, etc. De même, <chien> est un concept qui convient à tous les chiens que je peux rencontrer dans l'expérience (petits, grands, à queue touffue ou à poil ras, avec oreilles dressées ou tombantes...).

Petite parenthèse : un enfant, qui aura acquis cette notion empiriquement, pourra évidemment se tromper facilement, au début du moins, en voyant un renard, qu'il rangera avec les chiens dans la classe <chien>. Mais les enfants peuvent être grands : je me souviens d'un élève de terminale qui me soutenait que les fourmis n'étaient pas des animaux (= classe <animal>) ! Et il est vrai qu'il n'est pas toujours facile de s'y retrouver : par exemple, où situer la frontière entre <maison> et <château>, voire entre <chien> et <loup> ?

Mais revenons à Platon : sa pensée a semble-t-il évolué, car il n'a d'abord reconnu le statut d'Idées qu'aux valeurs ("morale" => le Bien ; "scientifique" => le Vrai ; "esthétique" => le Beau), rechignant à admettre qu'il y a des Idées de tout, même des choses viles et sales (voir Parménide, 130be). Dans le Ménon cependant, Platon évoque l'eidos des abeilles, structure de ce type d'insectes. L'Idée est en effet un modèle. Or toute chose tend à se conformer à un modèle. Platon admettra même qu'une navette (chose artificielle) doit se conformer à l'Idée de navette : si l'ouvrier la casse, l'artisan pourra la refaire, en consultant l'Idée incorruptible qui en est le modèle (Cratyle, 389a-390a).

L'Idée au sens de Platon est donc un modèle intelligible, et même une structure dynamique, c'est-à-dire capable d'engendrer les choses, et elle les engendre d'autant mieux qu'elle "provient d'un ordre, d'une action correcte et d'un art qui convienne à chacune d'elles" (Gorgias, 506d)... "Les Formes, dira Bacon [...] sont les paragraphes du Code Universel" (P.-M. Schuhl, L'Oeuvre de Platon, éd. Vrin pp. 86-87)... Cet ordonnancement implique à son tour l'existence d'une hiérarchie des êtres. Immuable, tout en haut, comme vous savez probablement (voir le fin de l'allégorie de la caverne), se tient, "aux dernières limites du monde intelligible [...] l'Idée du bien, qu'on aperçoit avec peine, mais qu'on ne peut apercevoir sans conclure qu'elle est la cause universelle de tout ce qu'il y a de bien et de beau ; que dans le monde visible, c'est elle qui a créé la lumière et le dispensateur de la lumière ; et que dans le monde intelligible, c'est elle qui dispense et procure la vérité et l'intelligence, et qu'il faut la voir pour se conduire avec sagesse soit dans la vie privée, soit dans la vie publique" (c'est moi qui souligne). L'Idée d'abeille participe sans doute à l'ordre universel et en procède aussi, tout en étant, bien sûr, "en bas" de l'échelle. Quant à l'Idée d'homme - ou d'humanité - elle appelle évidemment une remarque particulière : l'homme est un être naturel, mais il est également l'oeuvre de l'art dans la mesure où il peut, dans une large mesure, se conduire lui-même. L'excellence humaine dépend donc de l'application avec laquelle nous nous conduisons en cette vie, afin de nous conformer à l'Idée d'homme, c'est-à-dire de la vertu - et de la vertu par excellence : la sagesse. Un homme qui n'est pas sage est donc, si l'on peut dire, comme un animal mal fait, avec cette différence essentielle que le vice est notre fait, tandis que la difformité ou la monstruosité est naturelle : la vie humaine implique nécessairement la morale et la politique. Ce n'est évidemment pas le cas des autres animaux, qui ont une organisation physiologique et sociale naturelle.

On le voit, cette conception de l'Idée est de part en part métaphysique.

C'est, bien sûr, cette métaphysique que contestent les empiristes, qui ne voient dans les idées (le mot ne mérite alors plus qu'une minuscule...) que des "images effacées des impressions dans nos pensées et raisonnements" (Hume). => Retour au sensible : l'idée n'est qu'un écho plus ou moins lointain de nos sensations. En termes kantiens : tous nos concepts ont une origine empirique.

Mais vous savez aussi, sans doute, que Kant s'élève à la fois contre l'audace métaphysique de Platon, qu'il considère comme un dogmatique, et contre le scepticisme auquel aboutit l'empirisme de Hume : l'entendement, qui est la faculté des concepts, n'est pas une table rase (voyez mes "petites explications" dans ce message...), sans que, pour autant, il nous dote de notions innées (voyez mes "petites explications" dans cet autre message...).

J'ai évoquais d'ailleurs dans le premier message cité la notion d'usage régulateur. Je me cite, comme un grand :

"Kant nomme idée ("ou concept rationnel") un "concept tiré de notions et qui dépasse la possibilité de l'expérience". L'idée au sens kantien est donc un concept, mais un concept audacieux. La faculté de se former de tels concepts est la raison, et est susceptible de deux usages : un usage légitime, que Kant qualifie de régulateur, et un usage illégitime, qu'il appelle transcendant. Pour le dire dans ces termes, en confondant connaissance intellectuelle et connaissance de l'intelligible, Platon a fait de sa raison un usage transcendant".

Rappelons juste que, pour Kant, même si elle n'en dérive pas entièrement (<= concepts et formes intuitives a priori) il n'en est pas moins patent que "toute notre connaissance commence avec l'expérience". Or, par définition, les Idées prétendent dépasser l'expérience. Donc, du moins "à première vue", les Idées (plus précisément : "l'Ame", "le Monde", et "Dieu") sont inconnaissables. C'est pourquoi vouloir faire un usage constitutif de la raison est illégitime : la raison, contrairement à l'entendement - dont les principes sont effectivement constitutifs - ne peut constituer aucune connaissance puisqu'elle s'élance toujours au-delà de l'expérience sans laquelle nous n'atteignons aucune connaissance réelle. En d'autres termes, la métaphysique, et singulièrement la métaphysique platonicienne, est une erreur.

...Cependant (suspense !) :

  1. La raison est, sur le plan spéculatif (= théorique), soif d'absolu. Elle est, pour le dire plus simplement, ce qui, en nous, veut tout savoir sur tout. Quoiqu'improductifs, ses efforts répétés pour atteindre "l'être en tant qu'être", le vrai absolu, manifestent, jusque dans les divagations auxquelles elle conduit (Kant va jusqu'à parler de fanfaronnade), un besoin profond de systématiser les connaissances déjà constituées et d'anticiper sur les connaissances futures : les principes que la raison tente d'appliquer aux Idées n'ont donc certes pas une valeur constitutive, mais un usage régulateur. Ils servent en effet de règles à l'esprit (sous forme de maximes). L'Idée trouve donc dans ces principes de la raison une aide précieuse, sans toutefois constituer une connaissance objective achevée. En d'autres termes, l'usage régulateur de la raison aide, non pas à connaître, mais à penser, sans se contenter du savoir déjà acquis.

  2. Mais la critique kantienne de la raison réserve une autre surprise : la raison a également un rôle dans le domaine pratique, celui de l'action morale et politique. En effet, la Critique de la Raison pure (précisément : la Dialectique transcendantale) a montré que s'il était possible d'établir, par un raisonnement :

    1. Que l'homme n'a pas d'âme.
    2. Que l'homme est soumis comme tous les êtres aux lois de la nature.
    3. Que Dieu n'existe pas.

...elle a montré qu'il était, tout aussi bien, possible de démontrer :

  1. Que l'homme a une âme, qui survit à son corps.
  2. Que l'homme fait exception dans la nature, puisqu'il est libre.
  3. Que Dieu existe.

L'âme, la liberté et Dieu, ne sont donc pas des absurdités. La raison pratique peut donc fonder une métaphysique des moeurs (= une morale rationnelle)...

Evidemment, ces explications sont un peu courtes (...c'est un peu moins bien que Kant !). Si j'osais, je vous dirais bien de lire la "Cripure" (= la Critique de la Raison pure), notamment la division intitulée Dialectique transcendantale, mais c'est assez 'coton', surtout si vous n'avez jamais lu Kant... D'un autre côté, qui n'ose rien n'a rien : donc j'ose vous le dire. Faites-le : lisez ! C'est un ordre.

Sérieusement, vous pourriez vous initier sans grande difficulté (je vous le promets) en vous procurant le lumineux petit livre de Georges Pascal intitulé Pour connaître la pensée de Kant (aux éd. Bordas). Trop simple disaient mes professeurs à l'université. Oui, peut-être, pour les spécialistes, mais tout est exact, suffisamment précis pour une première approche, et bien exposé. Et tout Kant en moins de 200 pages, il fallait le faire...

Je ne suis pas sûr d'avoir répondu à la totalité de vos demandes, mais bon, comme vous dites, il me faut bien aussi quelques vacances. Je vous souhaite un bel été, en évitant de vous liquéfier tout à fait sous l'effet du soleil de plomb qui nous domine ces temps-ci.

Avec toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

Référence du message : ID 103






            


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