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Nos connaissances, plus ou moins certaines, doivent être hiérarchisées


 

A y regarder de près, tous nos modes de perception peuvent se ramener à quatre :

I. Il y a une perception que nous acquérons par ouï-dire, ou au moyen de quelque signe que chacun appelle comme il lui plaît.

II. Il y a une perception que nous acquérons à l'aide d'une certaine expérience vague, c'est-à-dire d'une expérience qui n'est point déterminée par l'entendement, et qu'on n'appelle de ce nom que parce qu'on a éprouvé que tel fait se passe d'ordinaire ainsi, que nous n'avons à lui opposer aucun fait contradictoire, et qu'il demeure, pour cette raison, solidement établi dans notre esprit.

III. Il y a une perception dans laquelle nous concluons une chose d'une autre chose, mais non d'une manière adéquate. C'est ce qui arrive lorsque nous recueillons une cause dans un certain effet, ou bien lorsque nous tirons une conclusion de quelque fait général constamment accompagné d'une certaine propriété.

IV. Enfin il y a une perception qui nous fait saisir la chose par la seule vertu de son essence, ou bien par la connaissance que nous avons de sa cause immédiate.

J'éclaircis tout cela par des exemples. Je sais seulement par ouï-dire quel est le jour de ma naissance, quels furent mes parents, et autres choses semblables sur lesquelles je n'ai jamais conçu de doute. C'est par une expérience vague que je sais que je dois mourir ; car si j'affirme cela, c'est que j'ai vu mourir plusieurs de mes semblables, quoiqu'ils n'aient pas tous vécu le même espace de temps, ni succombé à la même maladie. Je sais par une expérience vague que l'huile a la vertu de nourrir la flamme, et l'eau celle de l'éteindre ; je sais de la même manière que le chien est un animal qui aboie, et l'homme un animal doué de raison, et c'est ainsi que je connais à peu près toutes les choses qui se rapportent à l'usage ordinaire de la vie.

Voici maintenant comment nous concluons une chose d'une autre : ayant perçu clairement que nous sentons tel corps et non pas tel autre, nous en concluons que notre âme est unie à notre corps 7, laquelle union est la cause de la sensation. Mais 8 quelle est la nature de cette sensation, de cette union, c'est ce que nous ne pouvons comprendre d'une manière absolue. Autre exemple : je connais la nature de la vue et je sais qu'elle a cette propriété que la même chose vue à une grande distance nous paraît moindre que vue de près ; j'en conclus que le soleil est plus grand qu'il ne me semble, et autres choses semblables.

On perçoit une chose par la seule vertu de son essence quand, par cela seul que l'on connaît cette chose, on sait ce que c'est que de connaître quelque chose, ou bien quand, par exemple, de cela seul que l'on connaît l'essence de l'âme, on sait qu'elle est unie au corps. C'est par le même mode de connaissance que nous savons que deux plus trois font cinq, et que, étant données deux lignes parallèles à une troisième, elles sont parallèles entre elles, etc. Toutefois les choses que j'ai pu saisir jusqu'ici par ce mode de connaissance sont en bien petit nombre.

Mais afin que l'on ait une intelligence plus claire de toutes ces choses, je me bornerai à un exemple unique ; le voici : Trois nombres sont donnés ; on en cherche un quatrième qui soit au troisième comme le second est aux premiers. Nos marchands disent qu'ils savent ce qu'il y a à faire pour trouver ce quatrième nombre ; ils n'ont pas encore oublié l'opération qu'ils ont apprise de leurs maîtres, opération tout empirique et sans démonstration. D'autres tirent de quelques cas particuliers empruntés à l'expérience un axiome général : ils prennent un cas où le quatrième nombre cherché est évident de lui-même, comme ici : 2, 4, 3, 6 ; ils trouvent par l'expérience que le second de ces nombres étant multiplié par le troisième, le produit, divisé par le premier, donne 6 pour quotient ; et voyant que le même nombre qu'ils avaient deviné sans opération est le nombre proportionnel cherché, ils en concluent que l'opération est bonne pour trouver tout quatrième nombre proportionnel.

Quant aux mathématiciens, ils savent par la démonstration de la 19e proposition du livre VII d'Euclide quels nombres sont proportionnels entre eux ; ils savent par la nature même et par les propriétés de la proposition, que le produit du premier nombre par le quatrième est égal au produit du second par le troisième ; mais ils ne voient pas la proportionnalité adéquate des nombres donnés, ou s'ils la voient, ils ne la voient point par la vertu de la proposition d'Euclide, mais bien par intuition et sans faire aucune opération.

SPINOZA
Traité de la Réforme de l'Entendement, IV, tr. fr. E. Saisset