C'est la raison qui engendre l'amour-propre
, et c'est la réflexion qui le fortifie ; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même ; c'est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l'afflige : c'est la philosophie
qui l'isole ; c'est par elle qu'il dit en secret, à l'aspect d'un homme souffrant : péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n'y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l'arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n'a qu'à mettre ses mains sur ses oreilles et s'argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l'identifier à celui qu'on assassine. L'homme sauvage
n'a point cet admirable talent ; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment
de l'humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s'assemble, l'homme prudent s'éloigne : c'est la canaille
, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s'entr'égorger.
ROUSSEAU
Discours sur l'origine de l'inégalité
Notes
- L'amour propre :
Distinct de l'amour de soi (cliquez ici). - La philosophie :
La « philosophie » symbolise, dans ce texte, l'attitude « raisonnable », voire rationnelle, le raisonnement « froid » . - L'homme sauvage :
L'homme à l'état de nature. - Au premier sentiment de l'humanité :
Allusion à la pitié (ou compassion), que l'auteur suppose être naturelle en l'homme, « vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme, qu'elle précède en lui l'usage de toute réflexion, et si naturelle, que les bêtes mêmes en donnent quelquefois des signes sensibles ». Cliquez ici pour consulter cet autre extrait du Discours.. - La canaille :
Les gens du peuple, qui, peu instruits, n'ont pas le talent « raisonneur » du philosophe.