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COURRIER


 

Peut-on penser librement ? [2] ...
17/10/2007

D'Amélie, qui est professeur, le 17/10/2007 : « Bonjour. Je suis actuellement stagiaire enseignante en FLE (professeur de français pour les étrangers) en Serbie dans une université où l'on me demande de dispenser aux étudiants de 3e et 4e année des cours de dissertation. Or, je n'ai pas été formée pour ça et mes cours de philo sont très lointains ! De plus, les serbes, professeurs j'entends, semblent n'avoir qu'une idée très vague de la question et m'ont demandé d'initier mes étudiants à l'exercice de la dissertation, en me suggérant naïvement de leur poser des sujets assez généraux, du genre "la liberté"... (sic!). Je ne dispense pas de cours de philosophie, n'ai que des connaissances lointaines, et ne dispose que d'un cours de 3/4 d'heure par semaine pour leur enseigner cet exercice difficile de la pensée que je n'ai réussi moi-même à aborder un peu sérieusement qu'au bout de quelques années de pratique et d'arrachages de cheveux ! Votre site est une bénédiction pour moi, cependant, le poids de mes responsabilités m'accable, et je ne sais pas par quel bout commencer !

Le premier cours est demain, et je pense introduire la démarche par une mise en évidence des bienfaits de la réflexion en leur demandant d'abord de trouver une définition de ce que peut être la pensée pour arriver ensuite à aborder la dissertation proprement dite en m'appuyant sur leurs réponses. Je voudrais ensuite leur faire traiter un sujet que j'ai trouvé sur votre site : "
peut-on penser librement ?" [...]

Je vous épargnerai ici les affres par lesquels je suis passée pour le traiter, mais je ne sais pas si ça mériterait la moyenne ! Une aide dans ce sens me serait très profitable aussi ! Enfin, j'ignore si mon projet est dans la bonne voie et ne sais comment continuer !

D'autres questions encore me taraudent, notamment concernant le problème de la culture pédagogique, les serbes me semblant moins réceptifs que nous de ce point de vue à l'organisation de la pensée, et les sujets à traiter plus restreints en raison d'une sensibilité plus vive due à leur histoire récente et autres (vexés par exemple d'avoir eu à commenter l'an passé
"famille, je vous hais", concept inconcevable en Serbie).

Pourriez vous me dire ce que vous pensez de ma situation et me donner si possible quelques conseils ?

La place manque pour vous remercier, mais le coeur y est ! Je ne sais pas si ma requête entre dans une de vos rubriques
[...] Merci et bravo pour votre travail ! A bientôt, je l'espère ! »

=> 18/10/07 : Bonjour chère collègue lointaine. Pas facile du tout votre situation. Du coup, pas facile non plus de vous répondre ! Je vais tout de même essayer, mais je ne suis pas sûr de pouvoir faire un miracle...

19/10/2007 : Amélie nous adresse un complément d'information bien utile pour lui répondre : « Je viens de visiter votre site et constate avec un immense plaisir que vous avez pris en compte avec une grande célérité ma requête ! Je vous en remercie infiniment, et la seule pensée de me sentir soutenue par quelqu'un me donne du courage ! Pour vous aider dans votre réponse, je vais vous faire part de ma réflexion sur le sujet que j'ai proposé et de ce que j'ai fait lors du premier cours.

D'abord, concernant
"Peut-on penser librement ?", après une nuit entière de réflexion, je suis arrivée à ceci : "Penser" = notion questionnante ; "librement" = notion questionnée.

Analyse des concepts :

– Pensée= tout ce qui nous passe par la tête, donc nous appartient à priori.
Liberté = fait de disposer de soi-même. Donc, la pensée est à priori une partie de cette liberté...

Présupposés : "on", donc l'homme, pense. Le sujet semble dire que la pensée n'est pas forcémént libre, donc problème. Le sujet semble dire aussi que la pensée est unique et ne comporte pas de degrés différents "LA pensée".

Enjeu théorique : quelle forme prendra la liberté pour amener la pensée vers une approche de la vérité...

Problématique : Deux notions proches à priori sont opposées dans le sujet, qui semble poser des conditions à cette liberté. Donc problématique : sous quelles conditions l'homme peut-il penser librement ?

Plan de réflexion :

1 – Pas de condition : la pensée de l'homme lui appartient et personne ne peut le forcer à la changer ou l'anéantir.
2 – A la condition d'être conscient de ce qui le "formate" : pensée "formatée" par le monde environnant, et la condition de la liberté de pensée est d'en être conscient pour dépasser ce formatage.
3 – Connaissance des contraintes et analyse sont la condition de la liberté de pensée, chose sans laquelle l'homme est prisonnier de préjugés sans réflexion.

En résumé (je sais que la seule utilisation de ces termes soulève encore d'autres problèmes, mais je n'arrive plus à me sortir de cet écheveau !!!) :

Pour ce qui est des définitions des concepts :

Pensée :

1 – préjugé, croyance, opinion
2 – réflexion, analyse
3 – esprit critique, remise en question permanente.

Liberté :

1 – absence de limites
2 – indépendance
3 – autonomie

(j'ai un peu copié sur d'autres choses vues sur votre site... après mûre réflexion!)

En ce qui concerne le cours :

les "1e année" n'ont jamais fait de dissertation ; j'ai demandé ce que ça peut bien être pour eux et à quoi ça peut servir, avec pour objectif de les faire dire que ça sert à construire sa pensée. Je leur ai posé ensuite le sujet, pour les faire réfléchir sur l'analyse des termes.

En seconde année, ils ont déjà fait ça l'année passée, je leur ai posé directement le sujet pour commencer l'analyse, chose utile, car ils commencaient déjà à parler de l'argumentation... J'ai rappelé l'objectif de la dissertation qui est la construction de la pensée et leur ai demandé de réfléchir à une problématique pour le prochain cours...

Voilà où j'en suis... J'ai envie de construire plus tard mon cours autour de thèmes à raison d'un par mois maxi, pour poser ensuite un sujet en fin de cycle (prochain projet : le plurilinguisme, et la diversité des langues dans le monde, importance d'être polyglotte pour aller à la rencontre de l'autre... dur de trouver un sujet de dissertation là-dessus!)

Voilà en bref ! Espérant ne pas avoir été trop bavarde, je vous remercie infiniment de votre attention, et de votre aide miraculeuse !!! A très bientôt donc ! Amélie
»

=> 20/10/07 : Rebonjour chère Amélie... Je vous confirme que je ne vous laisse pas tomber – si jamais le risque existe que vous tombiez, mais ce risque est assez minime, car vous vous débrouillez plutôt bien, surtout au vu des conditions ! Je vous souhaite bon courage, mais, tout de même, ne négligez pas de faire dormir vos yeux ! A très bientôt. Amitiés.

=> 21/10/07 : Re-re bonjour Amélie. Pas facile du tout votre situation, vous disais-je, et j'ajoutais : pas facile non plus de vous répondre... J'aurais bien du mal à m'improviser professeur de littérature, ou de langue, et je comprends donc bien vos insomnies, même si, je vous le répète, il faut "faire dormir les yeux" : vous n'avez pas le droit de vous priver de sommeil !

  1. Comme promis, voici quelques petites aides (je n'ose pas dire conseils, vous comprenez bien pourquoi) : sans même évoquer votre 'handicap' (cours de philo lointains, absence d'expérience...), il faut reconnaître que votre situation est vraiment difficile, car « 3/4 d'heure par semaine » pour enseigner la dissertation, c'est du "saupoudrage". Il faut évidemment beaucoup plus de temps. L'enseignement de la philosophie tient du "traitement de fond", et rapproche ainsi le professeur de philosophie d'une certaine médecine (on ne soigne pas certaines maladies en une ou deux consultations d'1/4 d'heure), et de l'enseignement primaire (on n'apprend pas à lire en une semaine). Il vous faut donc vous adapter à cette forte contrainte, sans renoncer à un enseignement qui produise un certain 'effet'... => première difficulté. Bien sûr, vos élèves sont des étudiants ; ils ne sont pas nés de la dernière pluie, etc. Mais tout de même... D'autant que — deuxième difficulté : la culture serbe — je ne connais pas directement, mais je me doute — n'incline probablement pas à une réflexion de type philosophique. Enfin, j'imagine que vos étudiants ne se destinent pas à une "carrière" où ils devront mobiliser une solide culture philosophique.

    Vous devrez donc probablement limiter vos espérances afin de ne pas désespérer tout à fait, sans toutefois lâcher trop de lest, afin de ne pas trahir votre mission — j'espère être assez clair... Evidemment, bien des choses dépendent de vos étudiants, mais vous ne devrez pas désespérer s'il faut réviser à la baisse votre ambition de «
    construire plus tard [un] cours autour de thèmes à raison d'un par mois maxi »... En effet, le dilemme, me semble-t-il, avec l'horaire minimaliste qui vous est accordé, c'est : soit aller très vite, ce qui, en l'occurrence, est alors très relatif (1 mois = 4 petites rencontres maximum, ce qui ne représente pas grand chose), soit prendre le temps d'approfondir, avec le risque de lasser. Je ne peux me retenir de vous plaindre ;-((

  2. Quelques remarques sur le sujet que vous avez choisi de faire aborder à vos étudiants : "Peut-on penser librement ?"

    "Penser" = notion questionnante ; "librement" = notion questionnée.

    ...Je reconnais que mon essai de formalisation des énoncés est loin d'atteindre la perfection. En fait, puisque vous avez manifestement été faire un tour dans la section Démarches de Philia, ce petit travail d'analyse conduit à dire que ce qui est en question, c'est la possibilité (= demande) de <la liberté> (=Y) DE <la pensée> (=X), même si, bien sûr, il s'agit d'un sujet — comme on dit — "sur la liberté".

    Pour le reste, il me semble que vous vous débrouillez plutôt bien, et que vos étudiants devraient comprendre et apprécier la démarche que vous leur soumettez. Bien sûr — comme mon jugement est impitoyable ! — j'aurais bien quelques "petites remarques" à formuler sur ce que vous écrivez par la suite. Et je n'y résiste pas... En particulier :

    – Pensée= tout ce qui nous passe par la tête, donc nous appartient à priori.

    La notion de <pensée> est-elle aussi facilement réductible à l'activité psychique spontanée que vous évoquez ce qui nous passe par la tête ») ? L'énoncé emploie d'ailleurs le verbe (« penser ») plutôt que le nom (« pensée ») : <penser>, est-ce seulement <avoir / recevoir des pensées> ? C'est important car le verbe penser (ne serait-ce que dans son emploi = "penser à" / "penser que"...) est très polysémique — ce qui doit permettre des variations qui intéresseront notamment le développement. La suite de votre message montre toutefois que vous l'avez bien compris et que vous allez en tirer parti.

    Enjeu théorique : quelle forme prendra la liberté pour amener la pensée vers une approche de la vérité...

    Votre formulation est probablement un "raccourci" : le sujet ne porte pas sur la capacité de la pensée d'atteindre la vérité. La vérité, ici, doit apparaître progressivement, dans le développement, comme servante (= moyen) de la liberté (= fin) : la pensée est d'abord ignorante de ce qui la conditionne / la détermine... et, ainsi, se croit libre, et c'est seulement en devenant "savante" qu'elle s'émancipe.

    Plan de réflexion :

    1 – Pas de condition : la pensée de l'homme lui appartient et personne ne peut le forcer à la changer ou l'anéantir.
    2 – A la condition d'être conscient de ce qui le "formate" : pensée "formatée" par le monde environnant, et la condition de la liberté de pensée est d'en être conscient pour dépasser ce formatage.
    3 – Connaissance des contraintes et analyse sont la condition de la liberté de pensée, chose sans laquelle l'homme est prisonnier de préjugés sans réflexion.

    Vos parties 2 et 3 ne sont peut-être pas suffisamment distinctes. Très brièvement : je vous suggère d'évoquer plutôt les déterminismes en 2, et la perspective d'un affranchissement par la connaissance en 3. A noter aussi : votre présentation du "formatage" de la pensée par le « monde environnant » paraît vraiment très restrictif : ne sommes-nous pas déterminés au moins autant par notre vie intérieure — consciente ou inconsciente — que par "l'environnement" ? Remarquez bien, d'ailleurs, que "l'environnement", c'est en fait notre environnement : notre entourage / notre éducation / notre culture / notre époque, etc. Le « monde environnant » lui-même ne nous est donc peut-être pas si « extérieur » que nous pourrions d'abord l'imaginer...

  3. Quelques références de base qui pourraient vous être vraiment bien utiles :

    1. Leibniz : La liberté : comment comprendre et définir cette notion ?
      [ un texte repère très clair qui évoque précisément les ≠ sens du mot liberté — et il y a un petit schéma à portée de clic, si vous cherchez bien... ]

    2. Kant : La liberté de penser est-elle inaliénable ?
      [ assez facile, ce petit texte vous sera utile, car il procède en évoquant les "ennemis" de la « liberté de pensée », en partant de la « contrainte civile », obstacle le plus extérieur, pour envisager, à la fin, l'aliénation la plus intime — la croyance en une liberté de penser sans lois, en passant par la pression idéologique ]

    3. Quelques autres textes importants devraient aussi pouvoir vous "inspirer", notamment (un petit choix, parmi les plus accessibles, et rangés ici par ordre alphabétique d'auteurs) :
      Alain : Comment se crée et s´impose la pensée unique ?
      Alain : Penser, est-ce croire, c'est-à-dire consentir ?
      Descartes : Mes pensées : y suis-je pour quelque chose ?
      Descartes : Peut-on se défaire d´une passion confuse ?
      Engels : La liberté peut-elle consister dans le choix arbitraire ?
      Freud : Sommes-nous maîtres de nous-mêmes ?
      Kant : Est-il facile de penser librement ?
      Marx : Notre vie est-elle d´abord le produit de notre pensée ?
      Nietzsche : Peut-on se fier au sentiment de liberté ?
      Rousseau : Est-ce la pensée qui distingue essentiellement l´homme de l´animal ?
      Sartre : Choisissons-nous en délibérant ?
      Spinoza : L´esprit gouverne-t-il le corps ?
      Thomas d'Aquin : Sommes-nous doués de liberté ?


  4. Enfin, si vous ne les avez déjà repérés, deux "courriers" disponibles dans la messagerie Philia sont à rappeler :
    Peut-on penser librement ?
    Suffit-il de penser par soi-même pour penser librement ?

Voilà donc quelques pistes. Je me doute que ce n'est pas pleinement satisfaisant, mais je forme le voeu que c'est peut-être déjà suffisant pour vous "inspirer" un travail personnel fructueux.

Bon courage. N'oubliez pas de donner de vos nouvelles, et, d'ici là, recevez mes amitiés. Philia.

25/10/2007 : Amélie remercie Philia... qui, après quelques hésitations, ne résiste pas au plaisir narcissique de reproduire sa réponse :

« Bonjour ! Je suis vraiment navrée parce que je voulais vous répondre plus tôt, mais ma connection internet a été interrompue de manière inopinée par les services serbes et il a fallu aller réclamer sous l'oeil vigilant d'un gardien de la sécurité en armes (glps !), mais maintentant tout est enfin rétabli, et je peux enfin vous remercier comme il se doit. MERCI !!! MERCI ! MERCI ! MERCI ! Je ne saurais dire à quel point votre réponse m'a aidée, et non seulement de matière pratique mais aussi vous avez agi sur mon moral de façon merveilleuse ! Comme il est bon de se savoir compris et écouté par quelqu'un ! Je vous remercie de votre aide, de vos encouragements, et aussi de la confiance que vous me témoignez, qui me fait un bien fou !

J'y vois maintenant un peu plus clair, même si beaucoup de doutes perdurent, mais c'est la condition aussi d'une réflexion constructive et d'une salvatrice remise en question ! Votre secours pour l'instant me met sur des rails que je vais essayer d'explorer — et qui en plus m'intéressent au plus haut point. Merci de me donner des thèmes de réflexion si intéressants, et qui "réactionnent" un peu ma tête déshabituée à philosopher — et je ne saurai manquer de vous informer de la suite de mes recherches et expérimentations pour lesquelles vous êtes un si bon guide !

Du côté des étudiants, ma démarche semble en effet leur plaire assez, même si c'est difficile pour eux de s'impliquer et de comprendre les tenants et les aboutissants de cet exercice qui leur est si lointain. Le plus dur est pour l'instant de les inciter à prendre la parole spontanément, mais c'est un problème de langue et de culture pédagogique, que je rencontre aussi dans les cours de conversation. Je saurai j'espère trouver un moyen de les décomplexer et délier les langues ! L'avenir et un travail d'adaptation à leurs besoins dira !

Merci donc encore mille fois, et à très bientôt. Je vous donne de mes nouvelles bien vite. Je viendrai souvent prendre des votres sur le site, en espérant que vous ne vous épuisez pas sur votre ordinateur, et que vous arrivez à gérer votre temps avec le travail d'enseignant. Je sais bien que vous m'avez expressément conseillé de faire "faire dormir mes yeux", mais les cordonniers sont parfois les plus mal chaussés ! »

=> 28/10/07 : Chère Amélie, merci de vos remerciements ! N'hésitez pas à continuer de donner de vos nouvelles. D'ici là, tout en gardant ma liberté de penser, je m'en vais tout de même suivre de ce pas votre excellent conseil — celui-là même que je vous avais donné — en allant moi aussi faire dormir mes yeux... après m'être déchaussé, cela va de soi ;-))

Avec toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

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