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COURRIER


 

L'être et le connaître, le possible et le réel...
01/06/2005

De Appletree le 01/06/05 : "Je viens de 'croiser' cette phrase de Heidegger s'interrogeant sur l'existence de quelque chose plutôt que rien. Je constate que de nombreux philosophes disent cette question absurde, sans fondement. Pour quelle raison ? Est-ce parce que l'homme ne peut pas faire abstraction de sa conscience du monde, parce que le néant, comme l'idée de notre propre mort est un impensable ? Le néant est-il d'ailleurs vraiment un impensable ? (l'infini ne l'est pas par exemple, il est plutôt un inimaginable, on peut penser l'infini, en mathématiques par exemple).
Autre point qui me chagrine, si vous me permettez de l'aborder, je viens de lire 'Le possible et le réel' de Bergson, dans lequel figure un passage de 'Paradoxes de la conscience' de Raymond Ruyer : "le possible n'était pas là de tout temps, comme un fantôme n'ayant besoin que d'un peu de sang pour s'animer", idée que Bergson soutient, mais ceci est-il valable pour les lois de la nature ? Les lois physiques par exemple, la chute des corps, archimède, l'ADN, les planètes, les quartz, existaient même avant qu'on les découvre, non ? (dans ce cas, sont-ils encore des possibles ou juste des existants non découverts, ce qui est nettement différent d'un possible que serait l'écriture d'un roman par exemple, qui pouvait ne pas être). D'ailleurs est-ce la conscience qu'on a ou pas des choses qui décide de leur existence ou non-existence ? (je penche nettement pour l'idée que nous n'avons qu'une conscience extrêmement limitée de ce qui existe).
Désolée de vous faire subir mes élucubrations et merci pour vos suggestions.
"

=> 16/06/05 :

Rebonjour Appletree. Je ne crois pas que ce soient des élucubrations. Je ne suis toutefois pas un grand spécialiste de Bergson (et encore moins de Heidegger), mais le cas de l'écriture d'un roman est en effet à peu près l'exemple évoqué dans Le possible et le réel (in La Pensée et le Mouvant, Chap. III) : "Comment concevez-vous, demandait-on à l'auteur au cours de la Grande Guerre, la grande oeuvre dramatique de demain ?" ... comme si "l'oeuvre future [était] enfermée, dès alors, dans je ne sais quelle armoire aux possibles". Pour Bergson, la question du possible est cruciale, car du sort de cette notion dépend la possibilité (!) de penser le projet libre, l'avenir en tant que tel, l'action. Pour aboutir à ce résultat, il faut montrer qu'il n'est pas simplement un précurseur de ce qui existera, puisqu'alors l'avenir ne serait que l'actualisation du possible - autant dire un faux avenir, puisqu'il ne serait que la réalisation du passé. Dans cette dernière conception, que B. juge inexacte, le réel serait davantage que le possible (= le possible réalisé, le possible ayant "fait l'acquisition" de l'existence). Selon B., il vaudrait mieux dire seulement que le possible est ce qui n'est pas impossible, et en ce sens, il est évident que le possible est une condition du réel. Mais on a vite fait de glisser subrepticement de ce ce sens là du possible, qui est élémentaire, à l'idée de "préexistence sous forme d'idée" (p. 130 dans l'éd. Alcan). C'est, pense B., une faute sémantique, un abus : "un esprit chez lequel le Hamlet de Shakespeare se fût dessiné sous forme de possible en eût par là créé la réalité : c'eût donc été, par définition, Shakespeare lui-même." (Ibid.). Par définition, en effet, l'artiste crée du possible en même temps que du réel : si je suis capable (= s'il m'est possible), en 1600 (ou 1601, peu importe), d'écrire Hamlet, c'est que je suis Shakespeare. Et on pourrait tenir le même raisonnement pour les découvertes scientifiques, par exemple pour la loi de la chute des corps par Galilée. Mais la loi de Galilée a beau être la loi de la chute des corps, elle n'est pas la chute des corps elle-même (cette loi, d'ailleurs, ne tombe pas !). Tout cela est évident. Mais, demande encore Bergson : "d'où vient donc qu'on hésitera probablement à en dire autant de la nature ?" (p. 131).

C'est que, là aussi, selon B., nous sommes facilement victimes de l'illusion rétrospective qui nous fait voir dans le présent l'actualisation d'un possible primitif. En réalité, l'évolution naturelle est autre chose que le déroulement d'un programme : la nature n'est pas un stock de choses, une sorte de réceptacle où les choses viendraient s'actualiser, selon un plan préétabli depuis le début, mais un processus : "il n'y a pas de choses, il n'y a que des actions" (L'Evolution créatrice, p. 249). La science classique, au contraire, "chosifie" la nature ; selon elle, il n'y a que des choses, et pour établir cela, elle nie le caractère créateur du temps, en postulant que ce qui est vrai aujourd'hui a été vrai de tout temps (il ne peut rien y avoir de nouveau : le possible est identifié à l'essence, le réel à l'existant), que le présent n'est que l'actualisation du passé (= déterminisme). C'est ce qui fait de la science classique une sorte de platonisme, puisqu'elle pense le possible comme "préexistence sous forme d'idée". Bergson a-t-il raison de prétendre que la nature témoigne d'un élan vital inventeur ? La nature est-elle artiste, est-elle créatrice comme il l'affirme dans toute son oeuvre ? Y a-t-il du nouveau dans la nature ? Faut-il au contraire considérer que ce "vitalisme métaphysique" (expression franchement péjorative employée par J. Monod, in Le Hasard et la Nécessité, p. 44) n'a pas de valeur scientifique, et "donc" (?) n'a pas de valeur du tout ?

Quoi qu'il en soit, il me semble que la question de savoir si les choses naturelles et les lois qui les gouvernent (comme vous dites) "existaient même avant qu'on les découvre" n'est pas vraiment - sauf erreur de ma part - évoquée dans Le possible et le réel. Le possible, en effet, est selon B. une puissance, un moteur. Ce n'est pas rien : il ne faut pas confondre la dialectique du possible et du réel, avec la question du rapport entre le réel et la connaissance qu'on en peut avoir. Sur cette dernière question, il me semble que ce serait plutôt vers Kant qu'il faudrait se tourner : l'objet scientifique est bien réel ; pourtant, ce réel est construit. Par exemple, la chute des corps (= la réalité physique) existait évidemment avant Galilée, mais la science de la chute des corps (= la physique mathématique) est une construction galiléenne, c'est-à-dire humaine. En un sens, alors, on peut dire que la physique galiléenne découvre la loi de la chute des corps, et que cette loi est la vérité du phénomène <chute des corps>. En d'autres termes, les lois "de la nature" sont en fait les lois de l'entendement humain législateur (ce qui, comme vous l'écrivez, implique que nous n'avons qu'une conscience extrêmement limitée de ce qui existe...).

Enfin, sur le néant, avez-vous lu ce qu'en dit Bergson dans le Chapitre IV de L'Evolution créatrice ? Le néant que nous pensons, explique B., n'est qu'un vide obtenu à partir d'un plein. C'est "un plein vidé". Ce qui, sans jeu de mots, là encore, n'est pas rien ! Comme disait d'une autre façon Malebranche : "on peut bien être quelque temps sans penser à soi-même : mais on ne saurait ce me semble subsister sans penser à l'être ; et dans le même temps qu'on croit ne penser à rien, on est nécessairement plein de l'idée vague et générale de l'être" (De la Recherche de la Vérité, L. III, partie II, o.c., éd. Vrin, p. 456). Pour B., le néant est une négation ; nous ne le pensons pas directement, mais en opérant une soustraction, et il n'y a de "positif" que l'être. Il en résulte que le néant n'est pas "un support d'être". D'autant que, comme négation, il implique autrui, car la négation "vise quelqu'un, et non pas seulement, comme la pure opération intellectuelle, quelque chose. Elle est d'essence pédagogique et sociale. Elle redresse ou plutôt avertit, la personne avertie et redressée pouvant d'ailleurs être, par une espèce de dédoublement, celle même qui parle." (voir ce texte dans Philia).

Quelques pages sur internet :

- Sur Le possible et le réel de Bergson (extrait d'une leçon de khâgne au Lycée Fénelon à Paris).
- Sur la critique bergsonienne des idées de désordre et de néant (Académie de Toulouse - contient une critique suggestive de la critique bergsonienne de l'idée de néant)
- Au croisement des philosophies de Bergson et de Deleuze : la Nouveauté (Université de Lille)
- Sur le possible (corrigé de dissertation)
- Sur le néant (article Wikipédia)

Avec toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

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