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Courrier PHILIA

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COURRIER


 

Que faire pour être heureux ?...
23/05/2005

De Galaxia le 23/05/05 : "Bonjour Philia. Je me pose pas mal de questions à propos du bonheur et j'aimerais savoir comment le définir. Est-ce que le bonheur est à rechercher dans les mouvements de l'âme (les passions) ou au contraire dans l'impassibilité ou l'absence d'affects (comme le prétendent les Epicuriens et les Stoïciens) ? Dans l'excitation des sens ou dans le détachement vis-à-vis du corps ? Est-il vrai que le bonheur ne dépend que de moi ?????? Merci d'avance."

=> 05/06/05 :

Rebonjour Galaxia, et mille pardons pour ce terrible retard, que vous comprendrez certainement (oui ?). Votre message comporte en fait explicitement deux questions : (1) le bonheur ne dépend-il que de moi ? Et (2) le bonheur est-il à rechercher dans la passion ou au contraire dans "l'apathie" ? Mais ces deux questions sont évidemment à rattacher à une 3e question, de définition celle-là : qu'est-ce que le bonheur ?

En effet, pour décider si le bonheur dépend de nous et pour déterminer la meilleure façon de l'atteindre, il est évident que l'on doit d'abord s'enquérir de ce qu'il est, de ce en quoi il consiste. Cette question se pose dès l'Antiquité, au point même que les anciennes philosophies des grecs et des latins sont presque entièrement tournées vers cette question. Pourtant, remarquent-ils en choeur, la question de la nature du bonheur ne devrait pas faire problème, puisque tous les hommes désirent être heureux. En ce sens, le bonheur est certainement un bien, et nombre de philosophes, à cette époque, n'hésitèrent pas à l'élever au rang de souverain bien : il est en effet "la fin de notre activité" (Aristote), c'est-à-dire de toute activité. Ainsi, considérons un bien communément désiré. Par exemple l'argent. En apparence, on pourrait dire que l'Avare de Molière aime à ce point l'argent qu'il le considère comme le bien suprême. En réalité, pour lui, ce n'est pas l'argent qui fait le bonheur, c'est sa possession. D'autres hommes, au contraire, aiment l'argent parce qu'il permet de s'approvisionner « librement » en biens de consommation, donc d'assouvir des désirs. Il faudrait donc dire que les deux cas sont bien différents... Cependant, dans un cas comme dans l'autre, ce n'est pas l'argent lui-même qui est un bien ; c'est sa possession et la jouissance que l'on retire de cette possession (l'Avare), ou la dépense et la jouissance que l'on retire de la dépense qu'il rend possible (le consommateur). Donc ni dans un cas ni dans l'autre l'argent n'est une fin, c'est toujours, tout au plus un moyen. En prenant encore un peu plus de recul : que veulent et l'avare et le consommateur ? « Simplement » être heureux. Ainsi, le bien suprême, le souverain bien, pour eux, c'est le bonheur. L'avare pense être heureux en jouissant de la possession de son argent, le consommateur en jouissant de la dépense de son argent... mais tous les deux ne suivent leur passion particulière qu'en vue d'être heureux. Le bonheur n'est donc pas un bien quelconque, mais le bien que nous souhaitons pour lui-même : nous désirons toujours l'argent en vue d'être heureux, jamais l'inverse (= être heureux en vue d'avoir de l'argent) ! Pour cette raison, explique Aristote dans le texte évoqué, le bonheur est le souverain bien.

En disant cela, pourtant, nous n'avons pas du tout défini le bonheur. La preuve : l'avare et le consommateur ne le conçoivent pas du tout de la même façon. Bien que tous deux cherchent à être heureux à travers l'argent, on voit bien que leur façon de penser le bonheur diverge.

C'est ce qui fera dire à Kant que le bonheur "est un idéal, non de la raison, mais de l'imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu'ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d'une série de conséquences en réalité infinie" (c'est moi qui souligne). En d'autres termes, les hommes s'imaginent diversement leur bonheur, en s'inspirant de leurs expériences individuelles - passée et présente, mais il ne peuvent s'imaginer vraiment heureux qu'en se projetant dans un futur problématique. En effet, ils ne peuvent être parfaitement assurés, au moment où ils s'imaginent tels, que les moyens qu'ils auront mis en oeuvre leur apporteront vraiment le bonheur. Ainsi, explique Kant, cet homme "veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête !" Devenu riche, Le Savetier de la fable de La Fontaine perd l'appétit, ne chante plus et ne dort plus. Jusque là, pourtant, il s'imaginait peut-être qu'être riche rend heureux... Un autre exemple : l'homme qui croit qu'il sera heureux en augmentant de beaucoup ses connaissances... "Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables"... Et il faut raisonner de même pour toutes nos représentations du bonheur : le bonheur c'est le pouvoir et la gloire (ou, au contraire, une vie anonyme) ; le bonheur c'est la vie de famille (ou, au contraire, c'est la solitude) ; etc. En d'autres termes, selon cette analyse de Kant, on peut dire à peu près n'importe quoi et son contraire sur le concept de bonheur : chacun l'imagine à sa façon, autrement dit, il est impossible de se mettre d'accord sur ce qui rend les hommes heureux. Il est donc à proprement parler indéfinissable. Et très incertain, puisque celui qui accède aux conditions qu'il avait imaginé être nécessaires à son bonheur risque fort d'avoir affaire à des conséquences qu'il n'avait pas d'abord considérées et qui feront qu'il ne sera pas heureux tel qu'il se l'était imaginé... Sans compter que nous ne faisons pas toujours ce que nous voulons, et qu'ainsi il n'est même pas assuré qu'on parvienne jusqu'à la réalisation de ces conditions. Bref, pour Kant, la question du bonheur est une mauvaise question... D'autant plus, d'ailleurs, qu'être heureux, c'est être bien (= se sentir bien), et non pas faire le bien : ainsi, l'homme de bien (= l'homme vertueux, qui s'efforce de bien agir) qui ne serait pas heureux n'aurait pas atteint le souverain bien ? Et le méchant, s'il est heureux, lui l'aurait atteint ? Comment alors peut-on sérieusement soutenir que le bonheur est le souverain bien ? Selon Kant (<= voir ce texte) en effet, le souverain bien exige nécessairement une attitude éthique - c'est-à-dire la considération de notre devoir ; donc si nous concédons que notre existence tend au bonheur, qu'elle n'est pleinement épanouie et réussie que si nous pouvons connaître un certain bien-être, c'est sous réserve que nous nous en rendions digne par notre conduite (Kant, à la fin de cet autre texte).

Pourtant, il n'a pas manqué de philosophes pour soutenir cette thèse. Comment est-ce possible ?

Evidemment, il y a ceux qui pensent, comme vous l'écrivez, que le bonheur est à rechercher dans les mouvements de l'âme (les passions). De ce côté là se trouvent les cyrénaïques. Fondée à Cyrène par Aristippe au IVe siècle avant notre ère, ce courant de pensée assimile le bonheur au plaisir ; et, puisque nous nous lassons des mêmes plaisirs, qui ainsi s'émoussent, il précise que ce plaisir doit être sans cesse renouvelé. Plus brutalement, Calliclès (un personnage probablement imaginaire du Gorgias de Platon) prétend que le bonheur ne peut être atteint que par des êtres passionnés. Contre Socrate, qui décrit les passions comme étant à l'origine d'une vie désordonnée et pitoyable, semblable au tonneau des Danaïdes, tonneau percé qu'i;l est impossible de jamais remplir, il affirme que "l'homme aux tonneaux pleins n'a plus aucun plaisir, et [que] c'est justement là ce que j'appelais tout à l'heure vivre à la façon d'une pierre : une fois les tonneaux remplis, on n'a plus ni joie ni peine ; mais ce qui fait l'agrément de la vie, c'est de verser le plus possible".

Cependant, ces conceptions sont-elles vraiment philosophiques ? Le philosophe, en effet, recherche la sagesse : vivre passionnément, n'est-ce pas, le plus souvent, vivre passionnellement ? Est-il dès lors sage de vivre comme un fou ? D'une autre façon : la recherche du plaisir est une tendance naturelle, animale. "Ce n'est certes, écrit Spinoza, qu'une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir" (voir aussi ce texte d'Aristote)... Mais pour autant, cela n'implique pas de faire du plaisir, avant tout naturel et sensible, la fin dernière de la vie humaine, ni même le synonyme le plus approprié du bonheur... Gardons en mémoire le mot de J.-Stuart Mill : « un homme insatisfait vaut mieux qu'un porc satisfait » !

Ainsi, vous connaissez peut-être la thèse d'Epicure : pour lui, le plaisir est "le premier des biens naturels." En effet, "il est au principe de nos choix et refus, il est le terme auquel nous atteignons chaque fois que nous décidons quelque chose, avec, comme critère du bien, notre sensibilité. Précisément parce qu'il est le bien premier, épousant notre nature, c'est toujours lui que nous recherchons." Pourtant, Epicure remarque, aussitôt après, que certains plaisirs (le bon repas) ont des conséquences fâcheuses (l'indigestion), et, inversement, que certaines peines (le travail) peuvent être suivies de grandes satisfactions (la satisfaction du travail bien fait). Le bonheur n'est donc pas le plaisir, ni, par voie de conséquence, la vie intempérante du "passionné". Pour être heureux, il faut faire preuve de prudence : il faut procéder à "une arithmétique des plaisirs". Ce qui, concrètement, revient à opérer des choix, et, avant cela encore, à distinguer, en vue de les hiérarchiser : désirs naturels, nécessaires (manger) ou non (manger en quantité), et désirs non naturels (désirer la gloire par exemple). Ces derniers sont "vains". Ne les écoutons pas. La vie heureuse est en réalité la vie la plus simple qui soit, même s'il ne faut pas refuser, lorsque l'occasion se présente, les plaisirs plus raffinés. Quant à nos craintes, Epicure montre qu'elles ne sont jamais vraiment fondées. Par exemple, "la mort n'est rien pour nous" (<= texte ici). On peut donc écarter le trouble que la crainte de la mort fait naître en nous. Quant à la vertu, Epicure estime qu'elle est inséparable du bonheur : par exemple, en définissant le bonheur comme le contentement, qui est le "trésor" du sage, il tient qu'un homme heureux n'est pas envieux (Sentence 33), et donc qu'il n'est pas tenté d'être injuste. La prudence est donc la condition du bonheur, mais le bonheur - entendu comme contentement - est à son tour ce qui rend possible la vertu.

Stoïcisme et épicurisme admettent également une définition 'négative' du bonheur (l'absence de trouble, l'a-taraxie), mais pour les stoïciens, le souverain bien est la vertu, entendue cette fois comme assentiment à l'ordre du monde. Et c'est précisément cette sagesse qui permet le bonheur, entendu comme ataraxie (voir par exemple ces textes d'Epictète dans la base Philia). On remarquera que pour penser le bonheur, les stoïciens, comme les épicuriens, font intervenir de façon centrale la notion de nature. Mais très différemment : en effet, Epicure estimait qu'il fallait prendre notre nature comme règle (voir plus haut : le plaisir "épousant notre nature..."). Pour les stoïciens, le bonheur exige aussi "que nous suivions la nature", mais cette fois c'est la nature, entendu comme l'ordre nécessaire qui régit l'univers dans lequel nous vivons.

Enfin, on pourrait dire que cette idée de nature intervient encore chez Aristote : pour lui, "la vie la meilleure est la vie active", dans la mesure où l'action réalise ce qui est en puissance dans la nature d'un être. Le bonheur coïncide donc avec la vertu, celle-ci étant affirmation intégrale de notre nature, dans ce qu'elle a de raisonnable notamment. C'est précisément cette activité de réalisation intelligente de soi qui s'accompagne de bonheur : celui-ci est donc le couronnement de la vie vertueuse. En effet, l'homme n'est pas seulement un être vivant (vie végétative) doué de sensibilité (vie animale) ; il n'est pas seulement capable de sentiments (vie passionnelle), il est aussi et surtout doué de raison. C'est donc l'exercice de la pensée qui est le bien et procure à l'homme un bonheur spécifiquement humain. Une vie humaine pleinement heureuse est donc le signe d'une vie vertueuse. La vertu est en effet bien plus, selon Aristote, qu'une simple disposition à bien faire : c'est la perfection de l'activité, à travers l'exercice habituel de nos dispositions. Elle est donc ce qui accomplit excellemment la nature d'un être ; elle en est l'actualisation. Par elle c'est non seulement l'acte qui se perfectionne, mais aussi l'agent (= nous-mêmes). Et puisque l'homme est par nature raisonnable (= doué de raison), sa vertu consiste dans l'exercice de sa raison. Il en résulte que « le bonheur ne saurait être qu'une forme de contemplation » (Ethique à Nicomaque).

Cette conception s'apparente d'une certaine manière à celle de Bergson : pour Bergson, en effet, la joie est le bonheur à la portée de l'homme. Mais la joie ne se confond pas avec le plaisir, qui accompagne les activités qui visent à la simple conservation de la vie : si la joie signale l'innovation, le plaisir témoigne seulement d'une conservation satisfaisante du vivant. Le plaisir appartient à tous les êtres vivants doués de sensibilité, mais la joie est proprement spirituelle. La vie est d'abord une conquête, et le sentiment de joie éprouvé dans la création est, au-delà de la simple sensation de plaisir, le sentiment même du passage de notre être à une perfection plus grande : la joie correspond donc au sentiment que notre être se réalise en créant.

Voilà pour aujourd'hui. J'espère que ces quelques indications pourront contribuer à vous permettre de vous forger votre propre idée... Soyez heureux !

Avec toutes mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

Référence du message : ID 067






            


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