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Courrier PHILIA

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COURRIER


 

Ça pense...
11/01/2004

De Marie, cette énigme adressée à Philia : "J'ai eu une discussion avec une amie, et nous n'arrivons pas vraiment à tomber d'accord, aussi j'aimerais bien vous demander votre avis. Si l'on dit quelque chose spontanément est-ce qu'on l'a pensé ? Est ce qu'on l'a cru ?".

=> 13/01/2004 : Si on l'a cru ??? Ce qui est sûr, c'est que ce n'est pas du tout cuit ! Sérieusement, chère Marie, si votre discussion est en panne, n'est-ce pas parce que les termes de la question ne sont pas bien précisément définis ? Considérons en effet l'affirmation suivante : « On pense / on croit ce que l'on dit, même quand on l'a dit spontanément ». Il y a plusieurs notions là-dedans : notamment la notion de pensée / de croyance, l'idée de spontanéité, mais il faudrait voir à ne pas oublier le on, c'est-à-dire celui qui a dit cette phrase, et pense... qu'il pense tout ce qu'il dit, même si c'est "spontanément"... Votre problème, me semble-t-il, revient à s'interroger sur le rapport du sujet (= je, moi) à ses pensées (= ce qu'il pense, ou plutôt, ce qu'il a en pensée), et ce qui détermine ce rapport, c'est, ici, une difficile affaire...

Tâchons donc de formuler le problème posé par cette affirmation :

  1. Une pensée spontanée vient de moi (on l'a pensée, dites-vous). Est spontané, en effet, "ce que l'on fait par soi-même, sans y être contraint ou même incité par autrui" (Le Robert). Donc si j'ai cette pensée en moi, c'est que, d'une certaine façon, elle vient de moi, même si on me fait remarquer qu'elle m'est venue spontanément, sans que je l'aie cherchée. Je peux donc dire que je l'ai pensée : c'est celui qui le dit qui le pense !

  2. Toutefois, ce que j'appelle "moi", ici, est dépositaire d'une pensée qu'il n'a pas vraiment formée par lui-même, puisqu'elle est survenue "spontanément" : on est en droit de parler ainsi en effet, puisque le dictionnaire nous apprend que spontané signifie aussi "qui se fait sans que la volonté intervienne". Donc ce n'est pas vraiment moi qui pense quand je pense "spontanément" : si j'ai cette pensée en moi, et si elle est spontanée, alors elle s'est introduite en moi sans même mon consentement, comme une chose étrangère, et à cause de ce caractère intrusif, je peux donc dire que je ne l'ai pas pensée.

Et voilà le travail : c'est moi ET ce n'est pas moi qui ai pensé cette pensée !!! Nous voilà bien avancé !

Vous l'avez compris, chère Marie, votre difficulté à tomber d'accord avec votre amie vient de ce que les termes de la question sont incertains. Le mot spontanément, en particulier, est redoutable : Alain Rey (Dictionnaire historique de la langue française) nous rappelle qu'il faut rattacher l'adjectif spontané au latin populaire spontaneus - qui vient lui-même du latin classique sponte (ablatif de spons, spontis), qui signifie "volonté libre". Ce que l'on fait spontanément, on le fait donc, au sens littéral, en s'y engageant volontairement. Ainsi, les mots époux et épouse sont apparentés à cette même racine latine : il faut en effet bien réfléchir pour s'engager dans le mariage, pour épouser ! C'est ce sens classique que reprend le juriste : un homme agit spontanément s'il n'y est pas contraint, et il peut donc à bon droit être considéré comme responsable.

Certes, dans le cas que vous évoquez, je n'ai pas vraiment voulu cette pensée : elle est venue "toute seule"... Pourtant, dans le 1°, n'est-on pas fondé encore à considérer que spontanéité = autonomie (<= auto, "[par] soi-même") ? J'y suis donc pour quelque chose, même si c'est involontairement : bien que je l'aie pas voulue, cette pensée est donc bien à moi.

Avec le 2°, la spontanéité non seulement s'éloigne mais même s'oppose à la volonté : est spontané "ce qui se fait sans que la volonté intervienne", c.-à-d. involontairement. L'adjectif en vient ainsi à caractériser ce qui survient naturellement : spontané = naturel (voyez Aristote : "est naturel ce qui a en soi-même son principe d'existence"), voire "brut", "sauvage" ! Plus généralement, est spontané ce qui se fait sans moi et donc sans être vraiment à moi : non seulement le mouvement naturel de la circulation du sang, mais aussi tout ce qui a lieu "en moi", mais sans ma participation... comme cette idée saugrenue qui vient de surgir en moi. C'est donc bien différent de ce que nous disions précédemment !

Dans l'histoire des idées, bien que votre question n'ait qu'effleuré les anciens auteurs, les solutions sont diverses :

  • La philosophie rationaliste classique, par exemple, identifie pensée et conscience : tout ce qui est pensé est conscient, et tout ce qui est conscient est pensé. Mais la "substance pensante", c.-à-d. l'âme, n'est pas seule en cause : j'ai aussi un corps - et même, en un sens, je suis ce corps, et la machine corporelle, nécessairement unie à l'âme, n'est pas sans influence sur elle. Dans cette influence, le corps est alors actif, et l'âme passive. Pour cette raison, ce que l'âme subit alors se nomme passion : ainsi Descartes expliquerait-il probablement l'irruption de pensées spontanées en nous par un mécanisme psychophysiologique.

  • Pour l'empirisme (par exemple Hume), nos pensées, même les plus abstraites, ont toutes leur origine dans l'expérience, entendue au sens large de contact sensible immédiat avec le monde : nos idées primitives dérivent d'impressions sensibles acquises à l'occasion de ce contact. Ainsi "impressionné" - comme on le dirait d'une plaque photographique ou du capteur d'un appareil photo numérique - l'esprit en conserve en mémoire une sorte de copie sous une forme "affaiblie". Ces copies subsisteraient en nous de façon chaotique comme autant d'atomes épars et sans liens si elles n'avaient irrésistiblement tendance à se grouper, sous l'effet d'une sorte de pouvoir d'attraction - un peu à la manière dont les atomes matériels s'attirent dans la mécanique de Newton. C'est ce mécanisme associatif spontané qui est à l'origine de nos idées (au sens de représentations conceptuelles), du "fonctionnement" mental, et finalement de nos pensées, même les plus "évoluées". En quelque sorte, on pourrait dire que c'est la mémoire qui originairement pense. Des processus plus évolués apparaîtront ensuite, mais l'esprit n'en continuera pas moins à être le siège d'associations spontanées qui apparaîtront à la conscience comme autant de pensées spontanées.

  • La psychanalyse invoque elle aussi des mécanismes inconscients et le rôle de la mémoire associative, mais d'une autre façon, en insistant sur le sens de ces irruptions "spontanées" : même quand elles sont perçues comme indésirables, ces pensées spontanées qui nous assaillent sont des messages en provenance de "notre" inconscient, ce qui suppose une sorte d'autonomie de la vie psychique inconsciente, autonomie que Nietzsche (<= voir le texte), pour sa part, avait déjà clairement suggérée, faisant ainsi voler en éclats le sujet (= « le brave vieux moi » !).

Voilà, chère Marie... Il y a encore bien des choses à dire (en consultant la position de Sartre, par exemple), et sûrement aussi des choses qu'il faudrait dire et que je ne connais pas... Je n'ai d'ailleurs pas prétendu vous donner mon avis en répondant à votre demande, mais seulement vous proposer ces quelques éléments de réflexion, qui, je l'espère, vous permettront d'y voir un peu plus clair afin de faire avancer votre discussion. D'aileurs, en échange de votre énigme, permettez-moi de vous en proposer une autre, assez proche : est-ce bien moi qui rêve ? Qu'en pensez-vous ?

En attendant, dormez bien, et recevez toutes mes amitiés.


Un commentaire (anonyme) le 17/03/2004 :

Il est pertinent de votre part de montrer la nécessité de définir les termes de la question avant d'aller plus loin dans une tentative de réponse. Pour ma part, il est important de souligner que la spontanéité n'est pas une négation de pensée. Même si nous formulons un propos sans y avoir réfléchi préalablement, c'est-à-dire [sans] en avoir mesuré toutes les conséquences et les enjeux, il n'empêche que nous y avons pensé. Comme Descartes le disait, c'est la pensée elle-même qui fait l'existence de l'homme (« je pense, je suis »). L'absence de réflexion fait de cette pensée une doxa (= une opinion), c'est-à-dire une pensée non encore mûre, qui ne peut pas prétendre à une absolue vérité.


Merci de votre contribution. Toutefois, je me demande s'il est juste de parler d'opinion au sujet d'un tel phénomène : car même lorsque l'opinion vient en moi − comme c'est souvent le cas − par l'influence sociale, c'est bien moi qui la forme et la conçois − sans quoi je ne pourrais même pas avoir l'illusion que c'est moi qui l'ai formée par moi-même, en toute indépendance : même si, en fait, je n'en suis pas vraiment l'auteur, j'en suis du moins le "formateur" autant que le "formulateur", au sens où c'est moi qui l'ai formulée, mais aussi au sens où je m'y suis impliqué. A mon sens, donc, une pensée qui surgit en moi à l'improviste m'est totalement étrangère, elle se formule en moi sans moi et je n'y adhère pas ; elle ne mérite donc même pas, de ce fait, d'être considérée comme une opinion : c'est un fait psychique primitif, une pensée obscure, une pensée « à l'état de fermentation » comme aurait probablement dit Hegel. Il faudrait demander aux psychologues quel nom ils réservent à cette catégorie de faits...


-: Amitiés :- P h i l i a.

Référence du message : ID 018






            


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