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COURRIER


 

Le goût n'existe pas ? (§. 7 de la Critique de la faculté de juger de KANT)...
17/12/2003

Une dénommée rose.flo, probablement fleuriste de son état, se demande comment comprendre le §. 7 de la Critique de la faculté de juger dans lequel Kant écrit : "il serait ridicule que quelqu'un, s'imaginant avoir du goût songe à en faire la preuve en déclarant : cet objet est beau pour moi, car il ne doit pas appeler beau ce qui ne plaît qu'à lui. [...] Cela reviendrait à dire : le goût n'existe pas, il n'existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l'assentiment de tous." Tâchons de lui répondre... C'est Noël (presque) :-)

=> 21/12/2003 : Chère Rose, votre nom me fait croire que vous n'aurez aucune peine à comprendre ce texte classique. En effet, Kant a écrit, dans le même ouvrage :

"La rose que je regarde, je la déclare belle par un jugement de goût ; mais le jugement qui résulte de la comparaison de plusieurs jugements singuliers et par lequel je déclare que les roses en général sont belles, ne se présente plus seulement comme un jugement esthétique, mais comme un jugement logique fondé sur un jugement esthétique."

Le jugement esthétique, à proprement parler, est donc un jugement singulier : c'est cette rose que je dis belle, et non les roses en général. Mais le jugement esthétique s'appelle aussi jugement de goût, et dès lors il faut comprendre que c'est moi qui juge que cette rose est belle : ce type de jugement porte donc sur un objet singulier (une rose), mais émane aussi d'un sujet singulier (moi... ou vous, chère Rose). Votre étonnement est donc bien compréhensible : comment, après ce que l'on vient de dire, pourrait-on considérer le jugement esthétique comme universel ? Ne dit-on pas, d'ailleurs, "à chacun son goût" ?

Pourtant, dans le §. 7 sur lequel vous vous interrogez, Kant fait cette remarque judicieuse : cet objet (cette rose, par exemple) est beau pour moi, cette rose m'est belle, ces formules ne sont pas seulement incorrectes, en français comme en allemand ; elles sont également inexactes. Pour le comprendre, il faut prendre un peu de recul : dans la Critique de la faculté de juger, Kant entreprend d'étudier le jugement de goût, ce qu'il fait en 4 temps - ou "moments", dont il découle 4 définitions du beau : le 1er moment (§§. 1 à 5) établit que "le goût est la faculté de juger d'un objet ou d'un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle BEAU l'objet d'une telle satisfaction" (§. 5). Le jugement de goût est donc désintéressé. Il est, dit Kant, d'ordre contemplatif. Ainsi, les pommes peintes par Cézanne sont immangeables, et ses baigneuses n'excitent pas l'appétit sexuel : une chose est belle dans la représentation, pour la représentation, pour l'esprit donc, et non pour les sens, comme c'est le cas des choses qui nous sont agréables (remarquez qu'il n'y a pas d'incorrection cette fois !). La satisfaction qui accompagne le jugement d'agrément renvoie au plaisir des sens, et donc au désir, tandis que la satisfaction qui accompagne le jugement de beauté est un plaisir spirituel, "libre", même si l'objet, lui, se donne à voir ou à entendre dans les sens. Plus précisément, "Est agréable, écrit Kant, ce qui plaît aux sens dans la sensation" (§. 3). En d'autres termes, lorsque nous disons qu'une chose est agréable (par exemple ce café, ce papier peint, ce site internet), c'est en réalité la sensation elle-même qui est agréable. Au contraire, on ne peut pas dire que c'est la sensation qui est belle : la beauté se dit des choses, non des sensations qu'elles nous procurent. D'où cela vient-il ? C'est en quelque sorte ce que Kant explique dans son deuxième "moment" (§§. 6 à 9), d'où il tire une deuxième définition du beau : "est BEAU ce qui plaît universellement sans concept" (§. 9). Cette formule est manifestement paradoxale, car la notion de "plaisir" semble renvoyer inévitablement à une appréciation individuelle (ça me plaît), tandis que ce qui est "universel", justement, convient à tous. Comment comprendre cette étrange définition ?

 ...Justement en lisant attentivement le §. 7 ! D'abord, comme nous venons de le dire, c'est la chose que nous disons belle, et non notre sensation personnelle : le jugement de beauté vient donc du sujet singulier (non de l'entendement, comme c'est le cas dans le jugement "logique", scientifique), il est donc subjectif, comme le jugement d'agrément, et pourtant il a une forme objective, car nous parlons de la beauté comme si elle était une propriété objective des choses, que chacun, donc, devrait pouvoir reconnaître dans la chose jugée. En d'autres termes, le jugement de beauté prétend à l'universalité. D'ailleurs, comme l'indique Kant, cette prétention pouvait se déduire directement de la 1e définition du beau. En effet, la satisfaction esthétique, produite par l'objet que nous disons beau, n'est pas liée à un intérêt. Or nous n'avons aucune peine à reconnaître que l'intérêt est toujours particulier. Donc le jugement de beauté va spontanément au-delà du particulier : lorsque nous disons que la rose est belle, nous supposons que d'autres que nous pourront aussi la voir comme belle. Au contraire, nous sommes tout prêts à admettre que le penchant à apprécier des mets très épicés n'a rien d'universel. Par suite, on peut bien dire que ceci m'est agréable, mais pas que ceci m'est beau : lorsque nous disons qu'une chose est belle, nous attribuons aux autres hommes la même capacité à reconnaître la beauté que celle qui nous a guidé dans notre appréciation. Cette capacité se nomme le GOUT. Et donc il serait absurde de prétendre "à chacun son goût" en matière de beauté, - encore qu'on le puisse en matière d'agrément. Ce serait aussi absurde, en quelque sorte, que de dire "à chacun sa vérité", car si "vrai" a un sens, cela implique l'universalité : la phrase la rose est rouge est vraie... si la rose est réellement rouge, non pas pour moi ou pour vous, mais en réalité, indépendamment de moi et de vous. On ne peut dire qu'il est vrai qu'elle soit rouge pour moi, et blanche pour quelqu'un d'autre. Ce que j'appelle ma vérité, au sujet de la couleur de la rose, ce n'est jamais que mon opinion à son sujet. Prétendre le contraire, c'est dire que la vérité n'est qu'un point de vue sur la vérité, qui, éventuellement, peut être faux : une vérité fausse... autant ne rien dire ! De même, concernant le goût, comme faculté de discerner la beauté : si le goût varie selon les individus, il n'y a ni bon goût (capacité de discerner correctement la beauté), ni mauvais goût. Autrement dit, il n'y a pas de goût du tout. Ces éclaircissements sont-ils à votre goût, chère Rose ?

...Evidemment, pour être complet, il ne faut pas oublier la fin de la définition : "ce qui plaît universellement sans concept." Cela signifie que, contrairement au vrai, le beau se discerne sans que l'entendement puisse fournir de justification. Comment le pourrait-il, d'ailleurs, puisqu'il n'y a pas de passage, comme dit Kant à la fin du §. 6, entre le concept et le plaisir ? En d'autres termes, il ne peut y avoir de règle universelle permettant de juger à coup sûr qu'une chose est ou sera belle : la beauté ne peut se discerner qu'à l'occasion d'une rencontre avec la chose. C'est dans l'expérience de la beauté que la beauté nous apparaît. Comme on dit, "il faut voir" (ou entendre). Ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a pas de règle permettant de discerner la beauté. Pour que la beauté soit définissable conceptuellement, sleon une règle, il faudrait qu'elle soit réellement une propriété objective de la chose. Or il n'en est rien : l'universalité du jugement de beauté est seulement subjective. On ne peut pas tout avoir !

En espérant avoir réussi à vous débarrasser de quelques épines, je vous adresse, chère Rose, mes...


-: Amitiés :- P h i l i a.

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